LA SOCIETE DES BONNES INTENTIONS

 

(Roman vaguement policier et de science-fiction)

 

Première partie :

LES SYMPTÔMES

 

I.

Tout est permis à l’homme qui doit se défendre. Tout est permis à l’homme qui est en danger. Il se le permet. Il reprend ses droits à la loi. Elle le défendait mal, elle lui ordonnait de subir, elle lui ordonnait d’accepter. Il a fallu vaincre la loi pour refonder la loi.

Trois bombes à neutrons furent nécessaires. Le pays avait subi une invasion rampante protégée par la justice qui relâchait les immigrés voyous, les associations qui empêchaient les expulsions coûte que coûte, les médias qui recevaient des pays musuls des investissements  et des cadeaux somptueux officiellement en échange de rien. Tout le système était gangrené. Sa corruption se trouvait aussi bien à l’école publique où la moindre promotion dépendait du copinage de gauche que dans la police où régnait le copinage de droite. L’épuration tardive de l’armée quand les hordes des envahisseurs rampants étaient passées à l’attaque, avait simplement accéléré sa fragmentation après que des unités entières formées d'immigrés eurent rejoint les conquérants, avec leurs armes, et que dans d’autres unités où ils étaient trop nombreux ils eurent tenté de tuer les Français si confiants, si naïfs avec leurs rêves de multiculturalisme pluriethnique.

Sans le Général que serions-nous devenus ? Le sort des armes était incertain. En pleine guerre les fanatiques des associations, incapables d’affronter le réel, s’enchaînaient à des grilles, des poteaux, n’importe quoi, pour empêcher nos tanks de passer. Pourtant quand, par grande noblesse d’âme à leurs yeux, certains rejoignaient les hordes, la manière dont ils étaient traités - s’ils n’étaient pas immédiatement assassinés - aurait dû éclairer leurs amis de la neutralité. La certitude d’avoir raison est un soleil aveuglant.

Les cadavres, les âmes mortes, étaient le peuple des rues. Les musuls exigeaient la conversion ou tuaient. La reconnaissance leur était inconnue. Il n’y avait pas d’entente possible; quand ils acceptaient un accord c’était pour avoir le temps de gagner du terrain de façon rampante et recommencer les attaques en ayant de nouveau des leurs au milieu de ceux qu’ils attaquaient, une cinquième colonne protégée par les associations incapables de croire à tant de perversité. D’ailleurs elle accusaient de perversité tous ceux qui leur montraient la perversité des envahisseurs. Les preuves ne les ébranlaient pas. Commençons, nous tous, citoyens du monde, par nous donner la main, formons une chaîne joyeuse qui entourera la terre... ils tendaient la main, les musuls prenaient cette main, ordonnaient la conversion et en cas de refus coupaient cette main.

Petit à petit les processus démocratiques qui tous permettaient à l’ennemi de s’emparer du pays avaient dû être supprimés. On ne pouvait pas faire face autrement. La gangrène gagnait. Finalement le Général avait offert sa personne aux survivants de son pays. Il avait obtenu les pleins pouvoirs, somme toute comme un dictateur de la République Romaine antique: rien de nouveau. Il s’était adressé au reste libre de son pays occupé :

«Ce que je vous propose, Françaises, Français, ce n’est pas une guerre, que nous ne gagnerions peut-être pas, surtout que les Etasuniens sont prêts à aider nos agresseurs en échange de pétrole à bas prix, mais une dératisation.»

Le mot était fort. Le mot était terrible. Le Général l’avait choisi parce qu’il était terrible. Il révolterait tous ceux qui sans le dire étaient sur le point de se convertir, allaient trahir, préférant leur peau à la France. Le but fut atteint. Ils ne purent s’empêcher de protester, les arrestations en masse qui suivirent, les enquêtes rapides - trop rapides forcément étant donné les circonstances... d’où un certain nombre d’erreurs -, les exécutions permirent de purifier notre résistance, son épée d’acier pur ne se briserait plus, ne se briserait pas.

La guerre reprit. Les Etasuniens fournissaient en armes nos ennemis au nom d’une haute politique qui nous supprimait de la planète; le Général alors «dératisa». On manoeuvra pour que les envahisseurs se regroupent essentiellement en trois zones. Beaucoup des nôtres s’y trouvaient aussi, forcément. Trois bombes à neutrons lancées par nous sur notre propre pays anéantirent les forces d’occupation. Pour les musuls qui n’étaient pas à ces endroits l’éradication commença. Très vite les survivants essayèrent de se cacher en implorant la compassion des plus fragiles à la pitié, comme ils l’avaient fait des années avant de se sentir assez nombreux pour prendre l’offensive et tenter de s’emparer du pays. Ils avaient échoué, ils tentaient de recommencer. Les collabos furent exécutés, leur fragilité psychologique ne pouvait excuser la trahison; et les femmes comme les hommes, à égalité.

La dératisation fut presque totale.

Ensuite le Général entama le travail de retour à la démocratie en restant à la tête de l’état - selon le souhait unanime qu’un plébiscite organisé sans hâte et selon les règles força la communauté internationale à admettre et respecter - comme garant des libertés françaises.

L’union sacrée derrière le Guide s’effilocha, les partis, oubliés, reparurent. De nouveau il y eut des droites et des gauches. Pour que le système ne redevienne pas suicidaire, il fallut inventer des garde-fous; on ne voulait pas de retour au passé catastrophique. On considéra la ploutocratie USA comme contraire à la démocratie, elle fut un repoussoir au lieu d’être un modèle; elle avait d’ailleurs servi nos ennemis pour s’enrichir et son président, responsable de tant d’horreurs sur la planète à la suite de tant d’autres présidents US également criminels de guerre, n’hésitait pas à accuser notre Général d’être un criminel de guerre, en échange il attendait beaucoup de fric et de pétrole à bas prix des pays musuls. On se libéra donc de la bourse, tenue par les Quicains, de diverses organisations internationales - ONU, OTAN, Communauté européenne... simples instruments des intérêts quicains -, on contrôla démocratiquement les médias dont la liberté totale s’était avérée la corruption totale de ses employés au moyen de l’argent quicain et musul, on promulgua des lois pour un nouveau système social et on établit une dératisation annuelle. Ce serait jour de la fête nationale.

 

 

Un pays n’a pas besoin d’être riche pour être heureux. Limiter le commerce international, en limitant les profits limite la sujétion à l’argent. Moins un pays a pour but de s’enrichir plus il est libre. Dans notre liberté il y avait les votes décisionnels directs des citoyens aux différents niveaux de la commune, du département et de la région qui limitaient le pouvoir des élus et corrigeaient - brutalement si nécessaire - leurs décisions, lesquelles tôt ou tard dérivent vers leur intérêt personnel déclaré intérêt commun. On ne surveille jamais trop ses élus. On ne se méfie jamais assez de ses élus.

Ce vendredi on votait dans notre région pour ou contre l’augmentation du salaire que les élus venaient de s’octroyer, expliquant depuis que leur charge était lourde, leur dévouement considérable - que de travail ! - que de textes à lire ! à comprendre même ! - que de nuits blanches ! - que de salive ! - et les fauteuils de leur assemblée n’étaient pas assez confortables ! - plus de sous ! plus de sous ! Ils étaient prêts à défiler dans la rue... L’avis unanime des citoyens fut que leur dévouement à la société pouvait laisser sa place à d’autres dévouements à la société qui se contenteraient des sommes données, les candidats aux programmes équivalents ne manquaient pas, candidats qu’ils s’étaient acharnés à évincer dans leurs propres partis... avec des intentions qui avaient finalement montré leur gros nez.

On les renvoya à leur dévouement déjà surpayé et le soir regardant la télé Myriam fut satisfaite du résultat. Elle savait certes que les mêmes feraient tout pour rester en place et tenteraient le coup à nouveau à la première occasion supposée. Toute faiblesse des citoyens enrichit les élus.

Elle venait d’entrer en fonction comme commissaire général de la police, en fait le titulaire qui partait en retraite - un grand médaillé de la guerre, un proche dès la première heure du Général - tenait encore les rênes en lui laissant le temps de bien connaître les rouages et les hommes. A trente ans elle commençait une nouvelle vie, ou plutôt elle commençait sa vie. Jusque là études, puis SSO, puis complément d’études et formation. Une suite de contraintes, de peurs, d’obligations. Aujourd’hui un pouvoir est au bout de ses doigts, bientôt dans sa main. Elle n’avait jamais eu de liberté, sinon théorique - seulement théorique donc inexistante. Le pouvoir est la liberté. Le choix entre obéir ou le chômage, entre se soumettre ou la prison n’est pas un choix; aucun rapport avec une liberté individuelle; une vie sans la vie. Des élections ne suffisent pas pour ne pas être volé de sa liberté.

«Qui suis-je ?» se demandait-elle après tant d’autres. Son passé ne l’éclaire pas sur elle-même. Elle va se découvrir et malgré elle elle a un peu de peur. Elle peut être déçue. Trente ans de taupe, maintenant l’angoisse de la lumière.

Son travail de haute responsabilité elle l’a gagné à la dure, elle n’a même pas eu la possibilité d’échapper au pire parcours possible.

Le SSO... Une des plus curieuses inventions sociales d’après-guerre. Service Sexuel Obligatoire. Il s’agissait de pallier aux injustices du sexe, d’éviter une société où des êtres sont esclaves à vie, soumis aux désirs honteux des autres, sans vraie chance de réinsertion (que seule l’hypocrisie antérieure prétendait un but social véritable) - toute société a ses fictions officielles. La nôtre en a balayé d’anciennes et en a mis de nouvelles à la place. Il y a toujours des infortunés qui font les frais de la fiction commune. Il faut prendre ici «infortunés» à la lettre car notre constitution, dans sa bonté, a permis les rachats. Nous ne sommes plus dans le règne de l’argent mais on lui laisse une certaine importance; le sacrifice d’une forte somme pour un rachat antisocial en vérité parut une punition valable. Mais les parents n’hésitaient pas à se saigner aux quatre veines pour que leurs enfants, filles et garçons, ne servent pas l’état dans ses bordels. D’une certaine manière, quelle que soit l’époque, un bordel a toujours été bordel d’état puisque c’est lui qui les laissait exister dans son intérêt d’occupation sexuelle de la population mâle pour la rendre plus calme; en un sens les maladies vénériennes ont été longtemps maladies d’état. Mais afin que la justice triomphe chez nous les garçons aussi étaient assujettis. Pour en revenir aux rachats en fait on pouvait les considérer comme le premier des impôts d’état car nul ne rapportait plus. Donc seuls se retrouvaient «en service» ceux que leurs parents n’aimaient guère (ils leur disaient : «Ça te fera les pieds.») et ceux dont les parents trop pauvres n’avaient même pas pu emprunter assez aux banques. Rares étaient les jeunes qui travaillaient tôt et gagnaient suffisamment pour se racheter eux-mêmes. Myriam avait détesté son père qui avait essayé de la violer et sa mère faible ne lui avait jamais été d’aucun secours.

Physiquement elle n’était pas attrayante; de grands yeux trop fixes accentuent les défauts d’un visage au lieu de lui conférer un certain charme. Petite, râblée, aux formes lourdes. Les clients n’avaient pas été nombreux pendant ses deux années de service, en partie à cause de son physique, en partie à cause de l’encadrement strict pour les tarifs élevés, les pratiques jugées acceptables, les heures de travail, le temps bref consacré aux clients, en partie à cause de l’après-service...

Car si le Général s’était vu imposer cette organisation sociale par les idéologues bien-pensants, il avait imposé, lui, puisque les dérogations par l’argent étaient si nombreuses, un système de compensation de la honte : des emplois d’autorité, de pouvoir étaient statutairement réservés aux soldats(es) du sexe. Après une formation pour définir les profils et répartir judicieusement les postes.

Baiser avec une personne qui aurait plus tard du pouvoir sur vous en excitait quelques-uns et glaçait le plus grand nombre. Surtout les hommes car les femmes quelconques trouvaient leur seule chance de coucher avec leurs supérieurs futurs et la crainte de leur rancune opérait moins.

Dans le cas de Myriam ceux qui se sont abstenus ont sûrement eu raison, la dame est vraiment rancunière.

En fait deux ans de SSO ne l’avaient pas si affranchie qu’elle n’aille de surprise en surprise au cours de sa formation policière en étudiant la prostitution parallèle qu’elle devait contrôler. Un large marché de l’interdit s’était développé en réponse aux règles strictes (on n’ose dire puritaines) du SSO; En âges, en pratiques... Tout ce qui n’était pas permis et devait être évité grâce à l’institution du SSO attirait, fructifiait, fleurissait.

Le SSO, lui, du moins en intention, n’était pas sur la pente du vice. D’où un autre avantage, considérable : un droit envié d’avoir jusqu’à quatre enfants pour les filles, selon leurs mérites, (un seul pour toutes les autres), d’en avoir un nombre parfois illimité pour les garçons (les autres doivent être acceptés par une femme comme père), selon leurs mérites évidemment,  et, point majeur, le droit de choisir les cogéniteurs, en-dehors des «Excellences», bien sûr, et des anciens du SSO - les filles : les «Brigitte» selon  la terminologie officielle, les hommes : les «Maurice», car on perdait son identité pendant le SSO -, sans que les choisis puissent refuser tant la sanction était énorme en années de prison avec confiscation de tous les biens, donnés à l’offensé(e).

On pouvait juger que la loi, pleine de bonnes intentions, n’avait pas réglé le problème de la prostitution et du sexe, elle avait simplement déplacé des lignes, des frontières.

Toutes ces explications sont nécessaires pour comprendre le caractère, la personnalité de Myriam. La Brigitte 9532 (tel était le numéro que l’on avait tatoué sur son avant-bras et dont elle conserverait une trace) entre dans la vie avec un énorme bagage d’amertumes, de rancoeurs, d’indifférences surtout, celles des autres et les siennes, qui pèsent un poids considérable contre lequel elle doit lutter constamment ou bien elle se laisserait mourir de faim devant un festin sans être tentée par un mets, un vin, sans être tentée de ne pas mourir. Pour elle le festin de la vie est à portée de main, il faut et il suffit qu’elle réussisse à s’y intéresser, à être tentée. L’intérêt vient de l’intérieur, il n’existe pas dans les choses, ni dans les situations; tout est neutre avant d’être reconstruit en soi.

 

 

Elle sort du commissariat unité de fraternité. Nous sommes tous frères. Comme on ne s’aimerait peut-être pas les uns les autres, la loi contraint à s’aimer. Chacun doit avoir une attitude constructive avec chacun. Les antisociaux sont vite repérés : dès le plus jeune âge on distingue et on observe les cas dangereux, ceux qui ne s’insèrent pas, qui ne s’intègrent pas aux groupes, qui se marginalisent; on les «traite» du mieux possible, on les aide car on les aime malgré tout. Enfant, Myriam a eu des tendances asociales, sans doute à cause des problèmes avec ses parents, eh bien regardez ce qu’elle est devenue aujourd’hui ! Un bel exemple d’intégration et de réussite sociale qui fait honneur au système. De ce fait qui mieux qu’elle pourrait s’occuper de ceux qui de façon plus ou moins déguisée, plus ou moins hypocrite, simulent la fraternité avec des objectifs antisociaux de sape, de pourrissement du système qui leur offre chaleur, réconfort, nourriture, bon niveau de vie, protection...

Pourquoi des gens ne se soucient-ils pas du bien de tous ? L’égoïsme est un monstre à face humaine froussard, lâche, pervers. Si on n’a pu que forcer au comportement d’amour social les déviants il faut les surveiller de près, toute leur vie; ne jamais relâcher l’attention. Myriam a lu avant de partir des rapports des agents en civil infiltrés dans les groupes à risques. Des groupes d’où peut partir une épidémie à tout moment si on n’empêche pas le germe de se développer. Myriam veut vérifier l’évolution douteuse de certains professeurs de l’université Sophia. Le savoir ne protège pas des erreurs. La connaissance n’est pas incompatible avec la sottise. Intelligence et bêtise peuvent coexister dans l’harmonie en un homme ou une femme que l’on présenterait comme un modèle. D’ailleurs, de façon générale, le con qui sommeille en chacun de nous se réveille souvent. Mais le cas des formateurs est forcément plus grave parce qu’ils peuvent, consciemment ou inconsciemment, former au mal les jeunes qu’on leur a confiés.

L’homme suspect s’appelle Madox; il enseigne l’histoire. L’histoire selon lui n’est pas l’histoire selon un autre. Le Général a refusé d’imposer une histoire officielle, il prétend que c’est le meilleur moyen de multiplier des histoires parallèles délirantes, mais la liberté de pensée et d’enseigner n’a pas empêché les idées délirantes, l’absence de point de repère officiel auquel se référer, éventuellement pour s’y opposer, a créé un doute sur tout de tous; qui croire ? L’histoire est un bateau sans ancre qui dérive. Le chaos historique est né de la louable intention de respect des libertés fondamentales. Je ne veux pas critiquer le Général, son excès de bonté impose l’admiration.

Madox a un certain charisme, les étudiants croient donc plus facilement lui que d’autres, ce qui ne signifie pas qu’il ait raison. Dans les discussions, les confrontations, les séminaires... il l’emporte généralement sur les opposants les plus solides, les points de vue les mieux argumentés. L’histoire n’existe pas sans interprétation, les méthodes scientifiques historiques censées écarter la subjectivité ont fait la part belle à celle des médiocres, des besogneux; l’histoire libérée de la science apparaît aussi excitante que la vérité, déshabillée de la science, aussi aphrodisiaque que la vérité encore ruisselante de l’eau pure du puits. Quelle était l’histoire de la dernière guerre, guerre toute proche ? Plus les mémoires, les autobiographies, les livres précis de spécialistes se multipliaient, moins on le savait. L’histoire récente, archi-documentée, devenait une inconnue même pour ceux qui l’avaient vécue.

Madox avait une théorie qui réduisait la guerre à une indigestion, une réaction naturelle à un excès de nourriture, en l’occurrence un excès d’immigration. Les trois bombes devenaient trois pilules. Et les drames devenaient dérisoires. On aurait pu les éviter en évitant l’excès. Myriam n’aurait pas eu à subir le SSO et aujourd’hui elle ne serait pas commissaire. Il est trop tôt pour qu’elle sache si elle doit déplorer ou être satisfaite, elle commence seulement sa nouvelle vie.

 

 

La ville a un air de fête, on ne s’ennuie pas chez nous, chacun y trouve ce qu’il appelle «intérêt»; et s’il ne le trouve pas, son «intérêt» vient à lui. En effet le système de la fraternité pousse à ne laisser aucune personne seule. Si on a remarqué - le cas est rare, extrêmement rare - un malheur de solitude, l’information gagne toute sa rue, tout son quartier, passe de la zone d’habitation à la zone de travail, à la zone de sport, à la zone de distraction; la tâche de chacun est d’aider chacun, n’est-ce pas ? Pas à ce point-là ? Mais... ou vous aidez totalement, sans faille, sans restriction, ou vous vous donnez seulement bonne conscience. Chez nous se donner bonne conscience ne suffit pas.

On sait que Myriam au seuil de la vie a besoin de tous, on a peur qu’elle échoue, elle a droit à la vie, elle l’a bien gagné; il faut trouver ses centres d’intérêt (qu’elle-même ignore peut-être encore) et lui fournir cette nourriture de vie. Une fois, non porfessionnellement, elle est allée voir un Maurice; aussitôt de nombreuses femmes estimant de leur devoir de partager leur droit sur leur mari si le bonheur d’une autre en dépendait provoquèrent subtilement des rencontres; en vain; mais tôt ou tard on trouve.

La nourriture de vie justifie les moyens. Il est possible que Myriam la trouve dans son métier, en ce cas elle représenterait un danger. Un danger social. Le fanatique de son métier est possédé par lui, au lieu d’exercer simplement une fonction; possédé ou aliéné; le fou de métier puise sa nourriture de vie dans la recherche de la perfection de son métier; il se change en outil de ce métier pour contraindre ce qui résiste, dans le cas d’un policier seuls les parfaits ne sont pas justiciables, or les parfaits sont rares. Bien faire son métier consiste à ne pas trop bien le faire. Selon les tests Myriam présente un coefficient d’inaptitude raisonnable dans son aptitude globale, mais les tests ne sont pas infaillibles.

Sortant du commissariat, elle a droit de subir la tentation de l’intérêt de l’actualité car le kiosquier l’appelle, lui crie bonjour, lui demande de ses nouvelles, la tentation de l’intérêt de la pause bistrot car le garçon l’a aperçue et lui crie l’offre d’un en-cas, puis le menu de midi, la tentation de l’intérêt de la discussion entre femmes car une vague connaissance chaleureuse l’arrête, l’embrasse, commence un discours sur son mari, la tentation de l’intérêt pour la lingerie face à une publicité qui apparaît brusquement devant elle, la tentation de l’intérêt pour les mâles sportifs car elle en croise trois courant en short qui s’arrêtent à sa hauteur pour souffler, lui souriant, la tentation de l’intérêt pour le bateau car...  Myriam arrive malgré tout à l’université.

Les vastes bâtiments étagés sur la colline en une confuse logique ne retiennent pas l’attention et il est clair que si l’on trouve éventuellement ici un intérêt ce sera à l’intérieur. Si l’on n’en trouve pas les études n’en seront que plus sereines. La passion détruit la fraternité; la médiocrité puise sa nourriture de vie sans danger pour les autres.

Myiam connaît les lieux, elle y a étudié. Pas l’histoire, mais elle se dirige sans peine, cherche l’affichage des cours... Madox est à l’amphi 3D... Elle s’y glisse.

«L’étude historique ne doit pas être corrompue par la morale. Notre travail n’est pas juge. Notre incapacité à ne pas juger est une faiblesse scientifique. Toutefois nous devons accepter nos faiblesses; ce sont elles qui nous unissent; nos croyances, nos naïvetés, nos certitudes nous insèrent dans des groupes, ces groupes sont des composants d’ensembles plus vastes qui eux-mêmes entrent dans des amas d’amas... Donc nous jugeons l’histoire. Nous jugeons les trois bombes qui ne doivent pas légalement et illégalement être jugées. Notre intérêt pour l’histoire naît de nos faiblesses, le savoir sans les faiblesses de jugement est mort.»

Ces paroles n’étaient pas absolument incompatibles avec la liberté d’expression, mais Myriam sentit bien que la force de conviction par l’argumentation de l’orateur poussait si fort à condamner les bombes que les esprits les plus faibles des étudiants étaient aveuglés, leur liberté de penser réduite en miettes, desservie par une résistance elle-même charmée comme le serpent par le joueur de flûte, leur liberté d’expression rendue dérisoire.

Il faut défendre les plus faibles contre les plus forts. La loi de la jungle même par le biais de la parole et dans une université n’est pas compatible avec les droits fondamentaux. Madox n’avait pas été sous-estimé par les agents de renseignement, Myriam s’éclipsa convaincue que le problème croîtrait et qu’elle devait rencontrer l’intellectuel pour parler de l’intérêt général qui ne l’intéressait visiblement pas; certes sa personnalité, son individualité marquante, était un atout pour la renommée de son université, mais si une lumière aveugle au lieu d’éclairer...

 

 

II

«Aide ton prochain en participant au maintien de l’Ordre.

Fais des enfants pour qu’ils puissent nourrir et protéger les Anciens.

Limite la propriété pour réduire le nombre de voleurs.

Que la liberté sexuelle soit obligatoire pour que la solitude sexuelle disparaisse.

Consomme du luxe pour donner du travail aux défavorisés.

Aime tout le monde afin de pouvoir exiger d’être aimé par tout le monde.

Sers les autres pour mieux te servir.»

Des enfants en rangs passent à côté de Myriam en chantant ces maximes dont il est indispensable d’imprégner les jeunes esprits. La réflexion a besoin d’être canalisée, ainsi sa révolte éventuelle à la crise ado sera créatrice de progrès et non de destruction, elle s’exercera dans le système au lieu d’être à l’extérieur et de s’acharner contre lui. La première qualité d’une école est l’intégration sociale, l’école-foutoir d’avant la guerre n’intégrait plus personne et surtout pas les immigrés innombrables, notre école forme nos enfants à être des citoyens responsables des autres citoyens, donc à se protéger les uns les autres contre les envahisseurs rampants au lieu de se croire nobles et généreux en leur livrant leur pays. C’est que l’expérience a montré l’étendue du désastre quand on laisse des instituteurs, simplets qui se croient capables de refaire le monde, enseigner ce que bon leur semble.

Myriam attend dans la rue que passe Madox. Elle juge préférable de l’observer hors cours avant d’entrer en contact avec lui. Elle se sent bien. La rue est conforme à ce qu’elle aime. Elle approuve qu’on lui ait appris à aimer ce qui lui permet de se sentir bien. Sa naissance s’opère dans la satisfaction. Elle n’a pas encore de compagnon, pas d’amies proches, pas d’amis proches, mais elle n’est pas pressée. Tout le monde est pressé pour elle, car on souhaite son bonheur, c’est normal, tout le monde est plus pressé qu’elle pour son bonheur. Les gens heureux ne sont dangereux pour personne. Le bonheur, quoique individuel, personnel, est une nécessité sociale.

Une jeune fille attendait aussi, à une dizaine de mètres, mince, longue, très jolie, d’un type physique surprenant après la guerre, mais le mal rampant avait repris disait-on, des autorisations avaient de nouveau été accordées... ou une hybride dont la famille avait été du bon côté lors des «événements». Très jolie, oui. Une vingtaine d’années, hein ? C’est ça ? La chevelure sombre brille doucement sur la nuque, les épaules presque sportives, laissées nues par un tee-shirt à manches d’un blanc arrogant, la couleur, estime Myriam, qui fait le mieux ressortir la poitrine; et un pantalon beige clair moulant s’arrêtant sous les genoux avec un art sûr de la séduction; et les pieds eux-mêmes prenaient l’attention dans les sandalettes passe-partout, aux ongles longs striés de rouge et de blanc comme ceux des mains. Cette chaude matinée de début septembre parut à Myriam incarnée dans cet être que les passants évitaient de regarder; elle on ne la voyait pas, tout simplement. Ah, cette fille n’avait pas été une Brigitte, vous pensez, risque ou pas risque il y aurait eu une file d’attente; elle aurait été une Brigitte célèbre, on en aurait forcément entendu parler; mais pour elle on avait trouvé l’argent du rachat, quelqu’un, quoiqu’elle ne soit pas d’origine, d’ici. La fille tourna enfin la tête de son côté, Myriam eut ses yeux; elle entra dans la tranquillité apaisante de ces yeux immenses; elle s’y perdait; elle s’en arracha brutalement, révulsée de ce piège, voyant maintenant tout le visage à l’harmonie naturelle si délicate, retrouvée jusque dans les mains, le corps entier, qu’elle enchantait même une ennemie, fée sans besoin de magie. Il y a des merveilles humaines.

Myriam a cessé de se sentir bien, sa satisfaction s’est envolée, elle se sent rabaissée. Son pouvoir lui revient à l’esprit. Elle est commissaire en chef maintenant. Toute la région dépend d’elle, est sous son contrôle. Déjà elle devine qui la fille attend, et elle refuse le pressentiment; mais les êtres exceptionnels ne prennent pas la peine d’attendre des êtres ordinaires; elle voudrait que la logique soit fausse et que le pressentiment ne soit qu’une faiblesse de son imagination.

Madox arrive d’un pas rapide, il va droit à la fille, l’enlace, l’embrasse sur les lèvres, longuement. A l’évidence il prend plaisir à être vu tenant entre ses bras cette beauté qui n’a pas la moitié de son âge. Cinquante ? Par là ? Seuls l’argent ou des mérites très particuliers peuvent effacer vingt-cinq à trente ans de différence.

Ils partent, enlacés.

Myriam se sent furieuse. Sans raison... Elle a l’impression que la fille se laisse faire, sans plus. Peut-être est-ce un souhait qu’elle cherche à prendre pour une impression ? Elle va demander aux agents plus de renseignements. L’hybride serait une Brigitte sans statut, une Brigitte personnelle, que ça ne l’étonnerait pas. Si... Elle n’y croyait pas. Oh ! Allez donc ! On verra bien. Rien ne presse !

 

«Accroche-toi», se dit-elle. On ne se laisse pas déprimer par ce que l’on est. «Tout va bien.» Elle rassurait l’enfant en elle, la petite Myriam, que la Myriam adolescente, puis la Myriam jeune avaient protégée avant de la rejoindre dans la Myriam adulte. Toutes se parlaient, tout le temps.

La vie n’est pas facile mais les problèmes aussi sont mortels. Elle dit à la petite : «Si l’un d’eux ose sortir la tête de son trou, pan ! un bon coup de bâton et on l’assomme.» L’enfant rit, rassurée. Myriam ne se juge pas si forte qu’elle le dit.

«Je suis entrée dans le bar «La riante» à 11 h 05. J’ai parlé à Mlle Diane Breil.»

Un peu avinée et la chevelure blonde cloche bancale rassemblée en haut du crâne. Il s’agissait d’une ancienne Brigitte qu’elle avait connue au SSO, plus âgée qu’elle et libérée plus tôt. Le bonheur ne lui était pas venu comme il l’aurait dû. Mais elle avait toujours été une révoltée. Au SSO elle avait été punie plus d’une fois pour rentrer dans le droit chemin. Elle en voulait à tous au lieu de prendre son parti de l’état des choses. A sa sortie elle n’avait eu droit qu’à deux enfants et au pouvoir mineur de Contrôleuse des finances. On lui prêtait une aventure avec Madox. Elle n’avait pas eu autant d’activité au SSO que depuis sa libération. On se la repassait. Elle était la bonne occase du sexe. On se la jetait de l’un à l’autre. Dans la joie, dans la belle humeur.

Myriam, pleine de compréhension naturellement, et de dégoût néanmoins, entra en conversation avec l’avinée. Que lui était-il arrivé encore ?

«Je... suitaboureûse, articula avec peine, la langue pâteuse, la sale pute que cette découverte ne semblait pas avoir réjoui.

- Eh bien, c’est une bonne nouvelle.

- Pas tellement... J’aime pas l’ménage. J’aime pas les horaires... J’aime pas les gosses...» Elle se mit à pleurer. De grosses larmes qui prouvaient qu’elle avait tué l’enfant en elle. Diane infanticide de Diane ne se supportait plus.

Le bonheur vient au-devant de chacun. Mais quand la chance paraît, certains ferment les yeux; la rue entière crie alors; on leur crie de regarder, d’oser regarder. On crie : «Que  veux-tu  de  plus que le bonheur ?» De toutes leurs forces ils ferment les yeux.

Cette Diane ne fait pas pitié, il lui suffisait d’accepter d’être banale et elle s’accroche au pire. Depuis sa sortie du SSO elle dégringole. Elle tombe comme une pierre.

Il faudra bientôt la refaire. La reconstruire mentalement comme on reconstruit un visage abîmé par un accident. On ne peut pas tolérer que les déchus représentent un danger pour les autres. Les comprendre, les aider, les soutenir, à un certain moment ne suffit plus. Myriam sait que ce sera à elle d’évaluer ce moment. Quelqu’un doit décider. Son pouvoir est l’obligation de décider.

«Tu as été avec Madox ? Qu’est-ce qu’il voulait ?

- ... Comme les autres types des fêtes... des fêtes ! (Elle rit.) ... obtenir d’une fille du SSO les trucs pas permis... Pour eux y a qu’l’interdit qui ait du prix... Je m’suis fait plein de pognon.»

Le patron du bar vint à elles : «Une ne suffisait pas, il y en a deux mainnant !»

Myriam montre sa carte officielle.

«Ah. Va falloir vous en occuper sinon un d’ces jours je la fous dehors.» Il fit le geste d’attraper par les épaules et de balancer à la rue. «J’aime pas les débris.»

Il n’y avait pas là entorse à la loi d’amour. La tolérance ne tolère pas les virus, elle n’a pas à tolérer ce qui détruirait. Diane est en somme un virus social. Une maladie du corps social qui peut devenir contagieuse si, comme autrefois, avant les trois bombes, la télé et les autres médias la présentent avec insistance en victime, si elle devient omniprésente dans ces médias sous des prétextes divers : informer, exciter, condamner... Les médias sont le véhicule ordinaire des agents pathogènes. Bien sûr ils sont libres, le Général l’a exigé; donc pour qu’ils ne parlent pas sans cesse d’un mal contagieux, répandant ainsi la contagion, il faut anéantir ce mal avant qu’il n’ait attiré leur attention. Le bonheur social dans la liberté a ses contraintes.

Myriam planta là le problème et ressortit. Quelle place devait-elle accorder au travail dans sa nouvelle vie ? Jusqu’ici il y avait eu confusion obligée. Désormais la séparation était une nécessité, les quatre enfants futurs n’entraient pas dans la catégorie travail... Combien d’interdits Madox bravait-il quotidiennement pour se croire plus libre que les autres, prisonnier de cette étrange obsession de la particularité ?

Le retour sous le soleil dissipa les ombres. Elle n’allait pas se plaindre. Les drames des autres sont à traiter, à soigner socialement, on n’a pas à se laisser envahir la tête. Les problèmes de Diane, de Madox, glissaient d’elle, comme une eau sale, s’évaporaient.

De possible le bonheur était devenu socialement obligatoire... Madox aurait dit «inévitable»... et alors ? Seuls les ânes mortifères plient sous ce fardeau.

 

 

Quelques semaines passèrent et Myriam prit son poste de titulaire. Au pot de départ son prédécesseur, par optimisme de bon professionnel jusqu’au bout, lui assura : «Tu es prête.» Le lendemain dans son nouveau bureau elle sentit le vide tout autour d’elle comme si elle était sur une cime, en-dessous très bas une mer de nuages, et en-dessous encore on ne sait pas ce qu’il y a, on ne le voit pas. Elle s’accrocha à la routine créée par celui dont elle occupait la place et personne ne nota de différence. On n’aurait pas apprécié quelqu’un du genre «pas mal ce que vous avez fait jusqu’ici mais avec moi v’là l’progrès, je veux des résultats, finie la belle vie, au boulot, j’vous surveille, pas de flemmards...» Elle ne voulait pas souffler du malheur sur les autres en bouleversant leurs vies et cela lui permit de s’installer benoîtement. Les sourires sur son passage furent sincères et le vide disparut.

Alors elle se reposa un peu. C’est humain. Après tant d’efforts obligés passer aux efforts choisis nécessite un temps d’arrêt. Ses supérieurs lointains lui manifestèrent leur satisfaction qu’elle ait compris si parfaitement sa fonction de paix et de sérénité. Malgré les tests, les évaluations diverses, on craint toujours de se retrouver avec un(e) agité(e) du pouvoir; en ce cas il faut immédiatement chercher comment s’en débarrasser. Avec elle on se sentait (à juste titre) tranquille pour quarante ans; il y aurait quelques secousses de temps en temps, quelques fumerolles, quelles crevasses, mais pas de tremblements de terre et pas d’éruptions volcaniques.

Elle avait rencontré tous les pontes locaux - politique, justice, affaires, religion - et son côté effacé emporta l’adhésion générale. Quelle que soit la fonction être accepté des autres dans cette fonction est le pas capital. Après on vous passera bien des choses plutôt que de vous remplacer par un(e) inconnu(e) qui pourrait s’avérer pire.

Les affaires continuèrent donc d’être résolues quand il le fallait et de ne pas l’être quand il ne le fallait pas. Le doigté nécessaire ne fut pas difficile à  Myriam, il correspondait à ses convictions. Une injustice relative sert la justice globale. Il faut savoir passer sur certaines choses pour éviter les désordres; l’intransigeance engendre des vagues, parfois de fortes vagues, des raz-de-marée - le rôle d’une Commissaire en chef n’est pas d’engendrer des raz-de-marée; il consiste à les empêcher. Le réalisme n’est pas du cynisme. Aucun cynisme en Myriam. Juste l’envie de vivre en paix en faisant en sorte que les autres vivent en paix.

Sa prise de poste fut donc quasi invisible, le plus grand nombre des habitants ne s’en aperçut même pas quoique l’information ait paru dans la presse comme il se doit; on le sait, sa tête ne retenait pas l’attention.

Quelques semaines après eut lieu la première disparition d’Asma. Il lui fallut plus d’une journée pour s’apercevoir qu’Asma était la jeune fille qu’elle avait vue avec Madox. Mais dès lors Asma ne quitta plus son esprit. Elle repoussa les questions, se refusa d’intervenir dans la lenteur de la procédure pour le début des recherches. Elle n’intervint pas davantage lorsque, un matin, on retrouva Diane droguée, inconsciente, jetée sur le pavé par ses acheteurs à la fin ou au cours d’une de leurs «fêtes». On sauva Diane à l’hôpital, on analysa la drogue et comme celle-ci était illicite, afin de protéger Diane Myriam veilla à ce qu’elle fut mise en prison.

Rapport après rapport reviennent une constatation et une inquiétude : la désintoxication imposée progresse et elle ne servira à rien. Le psychiatre chargé du dossier écrit : «Les troubles comportementaux de la patiente ne pourraient être traités que dans la durée grâce à un internement incompatible avec la réglementation.» Il ajoutait : « La décision du danger pour soi-même pourrait toutefois permettre un suivi actif susceptible d’atteindre le résultat souhaité.» En clair si Myriam prenait cette décision le psychiatre aurait tout pouvoir pour interner Diane.

Jusqu’à quel point faut-il sauver les gens ?

Myriam rêve sur le rapport, elle tapote de son stylo la feuille de décision de danger proposée à sa signature, elle revoit Diane au SSO, au bar, elle la voit où elle ne l’a jamais vue, aux «fêtes», avec Madox... Quand arrêter une déchéance est arrêter une vie il y a une raison de stopper la science. Une facilité irresponsable consiste à sa débarrasser d’un problème en se débarrassant de l’être qui pose le problème. Notre société n’accepte pas cette solution de fainéant, ce qui ne l’empêche pas d’être souvent exécutée. Peut-être aussi, dans le cas de Myriam, que l’esprit de corps si l’on peut dire, enfin de camaraderie passée, bref le fait de s’être trouvées ensemble dans le même bateau tanguant, lui rendait nécessaire que la Contrôleuse des finances contrôle. Que le dédommagement continue dans la déchéance, que la cause ait toutes ses conséquences. Une fin brève en liberté vaut mieux qu’une fin interminable médicalement assistée, seule la médecine affirmait le contraire, orgueilleuse et avide de pouvoir. Myriam laissa sans elle, sans intervention, le cours des choses. Diane désintoxiquée regagna ses fonctions, rentra en vie pour y exercer pleinement son droit à la chute. Elle vivrait tant qu’elle pourrait. Libre du pouvoir de survie des autres.

 

 

«Aide ton prochain en participant au maintien de l’Ordre.

Fais des enfants pour qu’ils puissent nourrir et protéger les Anciens.»

«Je suis arrivé dans cette ville il y a un an pour organiser l’exposition «Breuer».

- Au Carré d’eau ?

- Vous l’avez vue ?»

Sa formation ne l’avait pas permis à Myriam, sinon... Rien n’est moins sûr mais elle s’applique à l’amabilité, c’est son premier déjeuner non-professionnel. Eh oui, elle ne connaît pas ça; elle ne veut pas le dire; elle se sent empruntée, mal à l’aise.

L’homme est gentil, il doit tout de même fatiguer de faire tous les frais de la conversation.

Pas d’eaux troubles dans cette tête, une allusion aux profits élevés des riches, une allusion au SSO, une allusion à la force de l’armée restant sans réponses autres que les phrases standards. Ce n’est pas un évadé de la banalité. Sa nourriture de vie a beau être artistique et orientée architecture il reste un bovidé broutant, en l’occurrence une salade aux anchois. La nature n’a pas horreur du vide, il en est la preuve.

Myriam cherche le père de son premier enfant; elle ne l’annonce pas, elle n’évoque pas son passé, elle reste même dans le vague sur son travail dans la police. En général on ne l’identifie pas. Par contre elle met ses pères possibles en fiches. Elle accède à toutes les sources d’information informatiques et utilise ce pouvoir au service du bonheur. Leur droit à la confidentialité des données n’est pas bafoué puisque, en tant que Commissaire en chef, elle doit s’informer sur tout le monde pour surveiller tout le monde. On ne peut pas sauvegarder la liberté individuelle sans la violer. En effet n’importe qui, non suspect, s’avérera peut-être si les circonstances lui sont «favorables», terroriste d’une idée ou d’une convention ou d’une entreprise... Il mettrait la vie et les biens d’autrui en danger par conviction morale personnelle. Comment protéger chacun de chacun, la liberté individuelle de chacun, sinon en surveillant de près chacun, en violant les secrets de chacun ? Un principe précieux doit être bien gardé. De l’intérieur. La tête de Charles - Charlie, Charlot - était trop naïve pour ne pas être traversée des courants d’air médiatiques qui à tout moment risquaient d’y déposer, d’y laisser quelque scorie, quelque agent contaminant. Sa liberté personnelle nécessite l’emploi officiel d’un balayeur de scories qu’il faut d’abord détecter grâce à une surveillance constante.

Myriam trouve Charlie Charlot très sympa. Mais comment laisser son métier au vestiaire ? Surtout quand il est capital pour Charlie Charlot d’être bien protégé. Il serait aberrant et très traumatisant qu’il se découvre virus social, contaminé et contaminant, alors qu’il déjeunait avec la Commissaire de police en chef. Sa réputation à elle en prendrait un sale coup. Elle avait protégé à la fois lui et elle en n’omettant aucune source de renseignement.

Ils se quittèrent avec promesse de se téléphoner, en bons termes. Quoiqu’elle y ait pensé, elle ne l’amena pas chez elle, à cause sans doute du SSO, elle aurait eu l’impression d’amener du travail à la maison.

Le choix des reproducteurs n’est pas un mince problème. Des simulations génétiques sont souhaitables pour réduire le risque de mauvaise surprise. Surtout qu’après la naissance, on ne peut plus agir sur le produit défectueux, le Général l’interdit, il s’est même fâché en direct à la télé contre des propositions de loi en ce sens qu’il a qualifiées d’iniques, et même de... sottes. Il a forcément raison. Néanmoins une porte ouverte sur des interventions post-natales permettrait de réduire de façon significative les traumatismes sociaux.

Quoi qu’il en soit, Myriam, défenseur de la loi, n’ira pas contre la loi. Elle ne pensera pas contre le loi. La loi l’a forgée, en trente ans. Elle a forgé son acier, élaboré cette arme de défense. Il n’y a pas de faille en elle : c’est une brave fille toute simple que la vie n’a pas épargnée, qui a vécu à la dure quand beaucoup d’autres passaient entre les gouttes d’acide, de grosses gouttes d’une pluie perpétuelle d’acide entre lesquelles l’habileté et la chance permettent de slalomer sans être touché. Elle n’est pas si habile. Elle n’est pas si chanceuse.

Elle s’efforce d’oublier qu’elle a mal, que la souffrance fait partie d’elle. Elle croit qu’il suffit de la refouler. Cette souffrance, avec ses limites savamment calculées, est l’assurance de fidélité à la loi. Sans la loi qu’elle défend Myriam ne serait qu’une fille avilie, au physique quelconque, sans grâce, incapable de résistance aux attaques du hasard, malchanceuse, sans ressorts, sans originalité, facilement écrasée par les circonstances négatives qui ne sont pourtant pas plus négatives pour elle que pour les autres, sans esprit combatif, sans nerf de contre-attaque. La loi l’a abaissée, la loi l’a relevée. Elle donne sa force à la loi qui lui donne sa force. Elle a besoin d’elle, mise en condition par elle pour ne pas pouvoir se passer d’elle. Ses convictions sont raison; Myriam pense ce qu’elle est avec une logique de survie qui nécessite de considérer ses souffrances passées comme passées.

Rentrée en son logis de fonction - l’immeuble du XIXe siècle, cossu, mouluré, possède un grand parc toujours vert qui le sépare de la rue passante - le classement de ses fiches de «fécondeurs» (mot officiel préféré à fécondateurs, géniteurs...) l’occupe plus d’une heure en un rêve paisible dont la réalisation dépend de sa seule volonté. Soudain une idée la fait sourire. Elle lui a proposé d’ouvrir une fiche sur Madox, assurément un drôle de père potentiel. Quelle tête aurait Asma en recevant l’avis officiel de ce choix pour la paternité ? Asma disparue, il est vrai... Myriam renonce pour le moment à ouvrir cette nouvelle fiche. Elle reste amusée. Pourquoi pas ? Actuellement, quatre, cinq, six fiches seulement. Le choix est restreint. Sur l’écran de l’ordinateur la nouvelle fiche paraît. Les doigts la créent comme d’eux-mêmes. Voilà... Ils pourraient l’effacer maintenant. Non ?... Non.

Le logis n’est pas très meublé. Le SSO et son assignement à résidence contraignaient à vivre dans un intérieur luxueux immuable dans lequel rien de personnel n’était autorisé, avec des meubles censés donner chaleur et confort dans les couleurs beige, or, violet. Quelles couleurs trouver pour la vie ? Il faudrait écarter celles-là. Des catalogues et des revues de décoration traînent par terre. Leurs propositions si différentes semblent équivalentes. A part tirer au sort... Si elle se laissait aller à choisir, elle choisirait les couleurs auxquelles on l’a dressée. Elle sait qu’elle ne doit pas. Feuillette... Projette ici... Comment est-ce chez Madox ? Connaître le lieu de vie d’un père potentiel n’est pas sans intérêt. Le simple fait d’être l’auteur de son décor au lieu de l’importer prouve une force d’esprit, de création de vie, pas ordinaire; et puis les goûts et les couleurs se transmettent en partie; pas à elle, pas avec sa famille à elle; mais le système permet justement que le mal originel d’une famille ne se perpétue pas grâce au choix sans refus possible de pères inaccessibles pour les - en quelque sorte - défavorisées autrefois, avant la guerre et les trois bombes.

Les Maurice avaient un statut légèrement différent pour la reproduction, ils ne pouvaient imposer aux femmes d’être mères de leurs enfants mais, comme beaucoup d’entre elles après leur enfant unique autorisé ou après s’être vues refuser la procréation à cause d’un supposé problème relationnel, génétique... n’avaient aucune autre possibilité de maternité qu’eux, les demandeuses étaient en nombre, le choix considérable, et le plus dur pour eux était d’échapper aux pièges qu’elles leur tendaient. Un Maurice n’est pas limité à quatre pour la reproduction, on connaît des cas d’autorisation illimitée. Les photos de «famille» sont touchantes.

 

 

III

Une attaque de rue au quartier ouest. Les forces de police intervenues pour protéger les véhicules convoités par les voleurs et les deux magasins simultanément cambriolés demandent des renforts acculées contre un immeuble qui tient ses portes fermées. Heureusement que les armes sont rares grâce à leur recherche systématique. Myriam ordonne la convergence de deux unités spéciales de lutte contre le grand banditisme et de trois modules sécuritaires. Elle se rend elle-même sur les lieux. La bande est rapidement maîtrisée. Les interrogatoires commencent. Trois des assaillants, âgés,  sont des survivants des hordes qui ont tenté autrefois de s’emparer du pays; il en resurgit de temps en temps alors qu’on les croit éradiqués; pas assez vieux pour ne pas être dangereux. Le feu couve sous la cendre. Dans des zones fouillées et refouillées tout à coup des rats réapparaissent.

Un ancien collabo qui a bénéficié de la loi d’amnistie a le toupet de se présenter au commissariat; il prétend qu’il représente une association qu’il a baptisée «Les droits de l’homme», avec laquelle il a recommencé le travail de sape contre son pays.

Il demande des comptes sur le traitement des prisonniers. Myriam n’a pas le droit de l’incarcérer, il ressort libre.

Les autres membres de la bande sont des  jeunes; un interrogatoire sans faille permet d’être certain qu’ils ne sont pas de simples voleurs; ils ont été endoctrinés par les plus vieux, des musuls fanatiques de meurtre et de sang qui se cachent à nouveau derrière nos naïfs benêts de la taulairance. Avec leur petit sourire malin, ils invoquent les «droats de l’ôme», le système qui leur avait permis l’invasion dont la guerre de justesse a sauvé le pays.

Myriam est sur le point d’appeler les militaires pour les trois plus vieux quand Madox arrivé en trombe au commissariat «exige» d’être reçu de «Madame la Commissaire en chef». Il a été prévenu par le représentant de l’Association des droits de l’homme de laquelle il fait partie, oui, dont il est président en fait.

Elle hésite à peine, décide de le recevoir. Pas sûre de la raison véritable.

Madox est très énervé. Il déclare inique, înîîque, le comportement policier, il va avertir la presse («Presse SS !», criait la foule à la libération tant avait été important le rôle des journalistes qui par leur «liberté d’opinion» avaient empêché sans scrupule coûte que coûte les patriotes de lutter contre l’invasion rampante, empêché la «liberté d’expression» des patriotes par tous les moyens du journalisme, et se remplissant les poches), elle va vous démolir la presse («Presse SS» entend dans sa tête Myriam qui ne connaît pourtant la période de la guerre que par les documentaires - ce qui n’est pas le cas de Madox), "vous allez voir ça, j’ai des copains dans la presse, j’exige de visiter les prisonniers, je veux voir comment ils ont été traités"...

Voilà donc Madox. Elle l’écoutait, assise confortablement dans son fauteuil, les bras sur les accoudoirs, il était dressé devant le bureau, furieux. S’il était président de cette association ce devait être récent, l’information n’était pas encore sur son écran qu’elle venait de consulter.

«Etes-vous impliqué ?», dit-elle, juste pour le provoquer. Il blêmit. «Je n’accepte pas ce genre d’insinuation et je réitère ma demande d’assistance aux prisonniers.» Bon, on passait d’une exigence à une demande.

«Avez-vous des nouvelles d’Asma ?

- Je ne suis pas venu pour...

- Avez-vous des nouvelles ?

- Non, bien sûr que non; j’aurais prévenu. Ne mêlez pas les affaires. Menez-moi aux prisonniers.»

Elle sonna, un policier entra : «Reconduisez Monsieur.» Monsieur partit de lui-même, exaspéré, sans un dernier mot.

Les deux affaires avaient donc un lien, elle ne s’en serait pas doutée. Ce lien était Madox.

On remit les trois plus vieux des terroristes à la sécurité militaire et on contacta la service des psys pour les autres. Ces jeunes avaient été manipulés mentalement, il aurait été irresponsable de les relâcher sans les avoir guéris. Quant au jugement de la justice il n’aurait plus lieu d’être si la réinsertion pouvait être réussie au simple niveau policier.

Assurer la tranquillité des citoyens dans un monde traversé par les courants d’air des médias nécessite un sens aigu du devoir patriotique. Le mondialisme n’est rien d’autre que l’invasion autorisée pour des populations à plus fort taux de reproduction. La presse est le système de condamnation sans jugement des résistants. Elle reste l’instrument de manipulation mentale n° 1 entre les mains des ultrariches et des politiques qu’ils ont «aidés». Seul parmi les dirigeants du monde notre Général échappe à ce système et, sous son autorité, notre système politique, revu et corrigé à tous les niveaux (commune, département etc...) directement par les citoyens, évite la contamination. La vigilance ne doit jamais se relâcher. Sinon la corruption plante à nouveau ses crocs dans la chair de l’état. Des hommes politiques à la parole aisée, au charisme certain, bien appuyés par la presse libre vendue aux plus offrants, démontrent que le mal est le bien, que livrer son pays aux musuls envahisseurs est généreux, glorieux, que la baisse de la natalité doit être traitée par l’importation massive musul et la disparition des nôtres... ils sont vite riches... ils sont dévoués au pays mais si leurs profits baissent leur dévouement laisse vite sa place à ceux qui parlent moins bien, qui ont moins de charisme, souvent plus de capacités véritables, et toujours plus de souci des intérêts communs. Madame la Commissaire doit continuer à son échelle l’oeuvre du Général; son action permet aux trois bombes de ne pas avoir été inutiles. Le système de protection contre les invasions rampantes a ses défauts, bien sûr, tout système a ses défauts mais, ailleurs, au lieu de les assumer politiquement, on fait semblant de croire qu’il ne s’agit que de problèmes occasionnels que l’on peut résoudre sans peine au fur et à mesure. La liberté de la presse implique la corruption de la presse. Pas totale, certes pas. Mais sa corruption sporadique est un élément à assumer de cette liberté. Donc Madame la commissaire fignole son communiqué. Elle soigne aussi par quelques coups de téléphone ses relations avec les journalistes avides d’informations confidentielles, de précieuses pauvretés qu’ils seront seuls à savoir ou plus exactement les premiers, et la corruption de la presse en promettant aux rédactions et aux directeurs quelques avantages (protection, pardon des offenses, rencontres entre responsables...)

Ceci réalisé en professionnelle avisée, Mme la commissaire réfléchit, eut un sourire, subodora et alors sortit pour se rendre au bar du coin. Madox était bien là. Il la rejoignit presque aussitôt au zinc oubliant sa consommation à sa table et en reprenant une autre.

- Vous m’avez rudement secoué tout à l’heure.

- Ah bon ? Je croyais seulement avoir fait mon métier.

- Oui... Tout dépend comment on l’entend. J’ai connu votre prédécesseur. Il avait la réputation d’être plus coulant.

- Il avait su se construire sa réputation, sourit-elle.

- Et vous ? vous ne savez pas ? Une intransigeante contre les droits de l’homme, qui, hors des vôtres, essaiera encore de dialoguer avec vous ?

Elle réfléchit un instant au marché.

- Il ne me reste que les plus jeunes, en récupération psychologique.

- Ils me suffiront, se hâta-t-il de répondre.

On changea alors de sujet, la prochaine course des grands voiliers occupait toute la ville, ils se fondirent dans la salle, des pronostics furent échangés avec des voisins de comptoir, quelqu’un cria sa certitude, une victoire de «La Boudeuse», et fit rire, on lui répondit par des quolibets. Madox s’éclipsa pour exercer un droit de visite aux jeunes arrêtés, après une courte communication téléphonique de Mme la commissaire. Elle se rendit ensuite à une réunion à la mairie pour une dernière mise au point du dispositif de sécurité le dimanche de la fête sportive navale.

 

 

Comme elle manquait de bonheur sexuel elle fut sur le point d’aller voir un Maurice mais des gens la saluaient, elle commençait d’être connue ce qui veut dire que l’on saurait. Les activités d’une commissaire en chef, sans qu’elle soit surveillée, sont cancanées par tous. La fonction est même plus en vue qu’une célébrité de cinéma, sans aucune possibilité d’invisibilité. Une ancienne Brigitte qui court aux Maurice dès qu’elle a du temps libre, c’est une pute en manque. Oh, elle ne sortirait pas de la légalité, pourrait même prétendre qu’elle prouve ainsi son adhésion totale au système... le jugement sur elle n’en serait pas moins négatif et en ce qui concerne son autorité serait lourd de conséquences. Le choix des pères aussi serait lourd de conséquences. On n’échappe pas à son métier dans son intimité ou le métier vous quitte tout à fait, il est plus jaloux que le plus jaloux des maris.

Elle roulait, lentement bien sûr, sans but après avoir renoncé avec bon sens à sa visite sexuelle, quand elle aperçut Diane et comprit alors pourquoi elle avait tourné et changé de direction : son passé ne la quittait pas, il l’avait ramenée à une de celles qui en faisaient partie et permettaient à l’inconscient l’excuse de la surveillance professionnelle.

Diane était méconnaissable. Bien fringuée, digne; elle avait un cabas, elle achetait des légumes à l’étal extérieur d’une épicerie. Diane en cuisine ? Mais... Elle était inimaginable aux fourneaux. Myriam faillit rentrer dans la voiture qui la précédait, elle freina de justesse. Une réinsertion miraculeuse ? Allons donc, pas de Lourdes pour les putes. Myriam n’appliquait pas ce mot au SSO mais à l’évolution ultérieure de Diane. Cette fille devenue normale, à sa place dans une foule, sur laquelle ne déviait aucun regard en biais, la même et une autre, avait abandonné les désirs et les rêves pour l’élaboration du menu du jour. Elle avait cessé de servir d’aphrodisiaque à une société avide d’excitations pour fuir le stress permanent qu’elle engendre. La perversité de celui-ci, sa sournoise domination des êtres, ses raffinements de torture poussent ses victimes à se trouver des victimes, à se créer des victimes consentantes également, car tous sont consentants aux délices insupportables de tortures omniprésentes inacceptables, ceux qui les rejettent sont rares et leurs motivations douteuses. La pute (donc hors SSO) est en-dessous du chien ou du chat, elle est un animal de compagnie momentanée; elle est au plus bas de l’échelle de domination; la dominée des dominées.

Aujourd’hui Myriam est vers le haut de l’échelle. Doit-elle, par curiosité, se rendre chez Diane pour connaître les raisons de sa transformation ? Bien sûr que non. Professionnellement elle doit se garder d’intervenir où il n’y a pas de raison d’intervenir, elle risquerait même de gâcher une réussite. Le pouvoir nécessite de limiter volontairement son savoir sur autrui.

Son petit tour en voiture la ramena chez elle d’assez méchante humeur. Tous les atouts dont elle disposait la contraignaient à ne pas s’en servir, sinon sa réputation personnelle ou de professionnalisme en souffrirait et à terme elle les perdrait. Ses atouts, ses avantages, dus à sa place, à sa fonction, à son pouvoir, étaient les barreaux dorés d’une cage. Une cage après la cage de la formation, après la cage du SSO, après la cage de l’éducation, elle avait seulement été changée de cage.

Assise sur son canapé Myriam pleura. Jamais elle ne s’était sentie aussi seule. Dans les pires heures de sa vie elle avait trouvé le soutien moral, la force de tenir, dans l’idée de sa future fonction, de la revanche; elle serait en haut ! Elle était en haut : elle n’avait plus de but à atteindre, plus de force intérieure pour supporter les coups; il n’y avait d’ailleurs plus de coups à encaisser. Elle était tout seule, absolument seule.

Alors elle pensa à ses enfants. Eux pourraient remplacer un but. De possibilité ils étaient devenus nécessité. Elle avait absolument besoin d’eux. Pour vivre, tout simplement.

Elle regarda ses fiches. Il en fallait plus, elle voulait un bon père à son idée. Et bientôt. Que le vide autour d’elle qui entrait en elle disparaisse par la magie de l’enfant.

Mais il était temps de retourner au travail. Après tout c’est le premier et le plus important des sites de rencontre. Il fallait qu’elle règle un problème au siège de la loterie des drogues. Des doses disparaissaient. L’équipe des stups était en place et épluchait minutieusement les dossiers, interrogeait de façon répétitive le personnel, fouillait à la recherche d’indices. Toute société a ses drogues, les religions ne suffisent pas, l’ambition ne suffit pas, l’amour ne suffit pas... Notre Général n’a pas voulu interdire ce que l’on n’arrive jamais à interdire; il n’a pas voulu pour autant la liberté de commerce pour des produits dangereux car beaucoup de gens sont des vaniteux faibles; il a estimé préférable de légaliser en limitant les possibilités et de donner le sentiment de justice, d’égalité des chances, au moyen de l’injustice du hasard. Donc on joue et si on gagne une dose sans être consommateur on peut la revendre; mais certains profitent des états de manque pour exiger des sommes extravagantes ou des faveurs de genre particulier; il est difficile d’encadrer le vice : ce qui cesse d’être considéré comme vice engendre pire pour ne pas disparaître; les sadiques ont ainsi leur bonheur assuré par la loi; tout le monde a droit au bonheur, il faut néanmoins sauver les victimes du bonheur des bourreaux, c’est la base d’un système social démocratique. Du reste cette loterie n’a pas d’effet plus pernicieux que la loterie des voyages ou la loterie d’argent. Tous ces jeux ont leurs effets pervers et ces effets sont la vraie motivation de ces jeux; sans eux ils n’attireraient pas tant.

Elle arrive à un moment où le directeur de l’agence semble acculé. On le harcèle de questions auxquelles il ne sait pas ou ne veut pas répondre. Myriam reconnaît un ancien Maurice de sa conscription; en place depuis peu, comme elle, il a des difficultés à s’adapter, il lui réplique qu’il n’a rien fait depuis son arrivée, il a tout laissé en état de peur de commettre une gaffe; forcément qu’il ne sait pas répondre aux questions, le personnel dirigeant en place lui a caché ce qui n’allait pas. Elle se souvient que, au temps du SSO, parmi eux le bruit courait qu’il tenait grâce à la drogue et que ses jours de congé il les passait à «payer» ses doses. Que l’on ait fermé les yeux à ce moment se comprend, son prédécesseur à elle avait dû juger plus nécessaire de protéger le système global qu’un individu, mais de là à lui confier cette loterie...

Un policier vint lui parler à l’oreille.

«Tu es remplacé» décida-t-elle. «Pas chassé. Mais sans affectation.»

Il aurait encore une chance; elle avait fait pour lui le maximum en lui évitant la justice. L’affaire restait administrative. Une courte note dans les journaux au lieu d’un article avec photo.

L’ancien Maurice pleurait en prenant ses affaires personnelles, tout le monde regardait ailleurs, on souhaitait être rapidement débarrassé de son malheur.

Elle laissa ce drame et se rendit à un autre. Une querelle de voisinage dans la banlieue nord avait dégénéré en conflit racial. L’origine n’était pas claire. Impossible de savoir où étaient les torts au départ. Ensuite des arabes sortis de nulle part étaient accourus au secours des arabes et ils avaient massacré leurs adversaires. Une nouvelle fois se posait la question de leurs caches. Où se tenaient-ils pour si bien échapper aux recherches ? Des quelques morts d’entre eux l’enquête détermina ultérieurement qu’aucun n’était censé être sur notre territoire. Ils y étaient pourtant morts. Une fois les preuves relevées elle ordonna la venue de la brigade d’effaçage des drames. Dès le lendemain il ne resterait aucune trace visible de celui-ci. Les criminels n’ont plus le pouvoir de devenir vedettes comme avant les trois bombes, leurs traces n’ont pas le temps de marquer les esprits, la presse libre risque gros légalement si pour augmenter son tirage elle exploite le filon de l’horreur, du sang et des larmes.

 

 

Asma réapparut. Madox le signala comme il le devait. Myriam jugea préférable de la rencontrer et de l’interroger elle-même.

L’appartement de Madox était le plus lumineux et le plus vaste qu’elle ait visité. En ville sur le toit. Assurément ses moyens étaient importants. Il est vrai que ses publications historiques étaient parfois délibérément très accessibles au grand public, de la vulgarisation estampillée accès aux arcanes de la science historique. Il y avait eu l’héritage de sa première femme aussi, après celui de ses parents. Il avait de quoi entretenir cette pute de luxe, plus jeune de trente ans, de la faire accepter comme une compagne, de l’imposer à ses nombreuses relations. Lequel tenait l’autre ? De vraies fausses relations, un vrai couple en somme.

Le parti pris était à l’évidence de considérer Myriam comme une invitée et Asma comme une convalescente. A l’entendre lui, sans être au courant, on aurait pu croire qu’elle sortait de l’hôpital.

L’hybride se laissait regarder dans les yeux sans aucune réaction. Elle était toujours aussi superbe. A coup sûr on n’avait pas voulu attenter à sa beauté. Tandis que Madox s’agitait, préparait les boissons, parlait, parlait, Madame la commissaire sentit peu à peu, venant d’Asma, l’énorme poids de la passivité. Un champ de force terrible, qui s’étendait lentement et contre lequel elle ne savait pas encore lutter.

La jeune fille n’avait rien vu, on lui avait mis un bandeau sur les yeux. Elle avait eu peur, très peur. Elle ne savait pas qui lui en voulait ainsi. Elle était reconnaissante à Madox d’avoir payé la rançon.

Mme la commissaire le regarda avec une légère surprise. Il était confus, gêné, comme s’il ne s’attendait pas à cette révélation. Il lâcha un chiffre. Elle ne dit rien, elle avait surveillé ses comptes, elle savait qu’aucune grosse somme n’en était sortie.

Son regard toujours assez fixe, qui ne cille pas, s’attarde sur l’une, sur l’autre; ils opposent les blindages de la passivité pour l’une, de l’hyperactivité pour l’autre; aucun ne se montre.

Madame la commissaire en chef affirme que l’on recherche activement, que l’on trouvera les coupables. Elle souhaite un prompt rétablissement à la victime. Ils la raccompagnent à la sortie.

L’hybride lui prend la main et, quittant la lenteur de parole, avec une douceur qui endort la méfiance et permet à la flèche de ne pas être écartée, elle dit : «C’est vrai que vous avez été une Bri...» Madox la pousse brusquement en arrière. «Excusez-la» dit-il très rouge. Le rire d’Asma éclate, perlé, d’un charme rare, avec une pointe de défi, oui enchanteur. «Excusez-la.»

Myriam se retrouve dans la rue encore stupéfaite. Il faut savoir qu’une telle phrase chez nous équivaut envers une personnalité à une véritable agression. Et le côté délibéré de la provocation n’était pas à mettre en doute.

En rentrant dans sa voiture elle jeta un coup d’oeil de biais rapide vers leurs fenêtres, elle eut le temps d’apercevoir le visage rieur d’Asma que Madox tirait en arrière.

Une telle provocation était quasiment une tentative de séduction; elle contraint à une relation - de refus ou d’acceptation ne change rien; c’est un coup de force contre vous, vous ne pouvez pas ne plus y penser. Si vous punissez, et en un sens il s’agit d’une demande de punition, on le sait partout, on saurait partout que cette fille se fait punir par elle; et prête à recommencer; si vous ne punissez pas, l’affront reste, le crachat reste sur votre figure, personne ne sait - même si elle et lui parlent personne n’est sûr -, mais un affront délibéré n’est pas lancé contre vous pour être sans lendemain...

 

Myriam a arrêté sa voiture afin de réfléchir. Pour la première fois elle réalise la danger de sa fonction. Elle est forcément une source d’intérêt avide des pervers. Pourquoi cette fille a-t-elle agi de la sorte ? Madame la commissaire venait seulement l’aider. A l’évidence Madox avait expliqué, enseigné la leçon... L’attaque ne venait pas de lui, mais bien d’Asma. Délibérée. Préméditée. Elle avait attendu la fin de l’interrogatoire...

Au-delà de la rage sourde que Myriam ressentait elle gardait la tête assez froide pour se demander comment punir sans punir, contraindre à se taire, à cesser, indirectement. Ne plus rencontrer l’ennemie charmeuse ne dépend pas d’elle, n’importe qui peut se faire rencontrer s’il le désire, se placer où il faut, enfin il y arrivera tôt ou tard, elle y arriverait...

L’appel de la punition repoussé, avec l’offre si insistante de passivité, il restait à élaborer un plan de défense, ce qui imposait une surveillance continue de ces gens pour trouver les failles, présentées par eux ou leurs amis au sens large du terme; le prétexte légal était le danger potentiel couru par la victime tant que les agresseurs n’avaient pas été identifiés.

Madox avait eu très peur lors de la disparition, pas Asma. Il aurait fallu qu’elle soit très forte pour récupérer aussi vite. Il était d’intérêt public de découvrir le marché véritable qui avait eu lieu. Quel était le prix de la fille ?

Et puis cette phrase qu’elle avait cru entende crier par l’hybride rieuse alors qu’elle partait, tournait le dos et que la porte se refermait : «Tu avais le numéro combien ?» Myriam ferme les yeux fort; ce chiffre est marqué au fer rouge dans sa tête. Ce chiffre qui ne veut rien dire à personne est pour elle seule un cauchemar permanent.

Elle ouvre les yeux sur le parking, elle voit le chiffre, elle entend la voix d’Asma. Mais celle-ci l’a-t-elle dit ? L’hybride veut la réduire à la honte de son chiffre. L’attirer en s’offrant à la punition pour qu’elle-même soit punie, humiliée à nouveau, rabaissée à ce chiffre.

Qui est derrière ce jeu et manipule déjà Madox ? Qui veut déstabiliser le système en déstabilisant celle qui a le pouvoir policier ? Il s’agit là de procédés de guerre psychologique qu’elle a étudiés de façon approfondie lors de sa formation, elle ne devrait pas être si surprise... mais tant que l’on est dans la théorie...

Son portable sonne. C’est Madox. Il veut s’excuser, expliquer qu’Asma après sa séquestration a besoin de temps et d’aide pour redevenir normale. Il n’y aurait pas de conséquences, n’est-ce pas ? Elle comprenait ? Asma serait conduite à un rééducateur dès le lendemain. Elle le rassura. Comme il dérivait pour noyer le poisson sur les graves problèmes généraux de... elle le coupa :

«Ma société a des défauts, énormes, je le sais, mais c’est la mienne, je la défendrai jusqu’au bout.

- Bien sûr.

- Et par tous les moyens.

- Légaux seulement, j’espère ? sourit-il.

- Je m’occupe des meurtriers des individus, à plus forte raison des meurtriers de ma société, de ma culture, de ma civilisation.»

Elle pressa le bouton «fin de communication». Asma devait écouter la conversation. L’avertissement pour ceux qui la contrôlaient était clair. Ils comprendraient que la guerre n’était pas que de leur côté, que leur guerre n’était pas invisible. Myriam  a eu une vie dure et humiliée mais elle est une fille du Général.

 

 

IV

Michel exposait avec force gestes enthousiastes son grand plan pour enrayer le déclin de l’économie face aux pays émergents. Ce jeune professeur de faculté amusait Madox par ses convictions. Une science qui a besoin de convictions cesse d’être une science. Michel enseignait donc l’économie avec un charisme qui, en soi, rendait le contenu de ses cours aussi douteux que celui de Madox pour l’histoire. Une vingtaine d’années les séparait mais la duplicité sulfureuse de l’un attirait la candeur de l’autre. Peut-être Madox voyait-il en Michel le souvenir de celui qu’il avait été.

Le fameux plan comprenait une reprise de l’immigration, d’une part pour baisser les salaires en augmentant l’offre ouvrière par rapport à la demande patronale sur le marché de l’emploi, d’autre part pour remplacer une population vieillissante par une plus jeune. «C’est gentil, ironisa Madox, de rayer d’un trait de plume ma civilisation pour la sauver. Vous tuez le malade au nom de la santé.»

Michel s’esclaffa. «Mais non, voyons, répondit-il, tout pays est formé d’immigrés, Adam venait du paradis.» Il était très sûr de la supériorité de son raisonnement liée pour lui à son inaltérable générosité.

«On a vu ça avant les trois bombes, reprit Madox, les immigrés n’étaient plus assimilés, les médias interdisaient même de dire que la seule intégration est l’assimilation ou que le pays se défait. Les musuls envahissaient avec leur religion, leurs coutumes, leurs lois; ils remplaçaient notre langue par la leur, notre histoire par la leur. Dans nos écoles ils faisaient la foire, ils refusaient d’apprendre, sur ordre des parents, avec beaucoup de petits sourires que les naïfs prenaient pour de la gentillesse.

- Bah, répliqua tranquillement Michel, les civilisations sont mortelles, comme disait Valéry.

- Surtout la nôtre grâce à vous. (Le ton de Madox était devenu acerbe.) Celle musul, avec vous, elle aurait de l’avenir. Et déjà elle est de nouveau expansionniste. Vous êtes le virus social qui tue une civilisation si on ne l’éradique pas.

- Boum. Boum. Boum», s’esclaffa ironiquement son adversaire imitant les trois bombes. Ces jeunes ne respectent rien et l’histoire ne leur a rien appris. Il fallait tout de même une belle confiance en l’autre pour être sûr de ne pas être dénoncé, ce qui aurait eu des conséquences lourdes, le renvoi de la faculté, l’interdiction d’enseigner. «Allons, ajouta-t-il joyeux, anti-virus contre virus, trinquons !» Il levait son verre. Madox rit; sans avoir entendu, on rit aussi non loin d’eux; il leva son verre.

La sympathie est un piège pour les idées. On ne refuse pas l’accès à sa cité mentale quand ceux qui veulent y entrer savent vous plaire. On oublie même de se demander pourquoi ils veulent y entrer. Michel est vraiment le gars sympa. Un gars bien, droit, net, franc, pas de bavures; et tellement agréable à fréquenter : pas d’anathèmes, jamais de mauvaise humeur, ouvert, tolérant, généreux... Nous connaissons tous des gars de ce genre même ceux qui préfèrent les éviter par une sorte de jalousie. On est moins bien. Eh oui. Cela n’empêche pas qu’ils existent. Quand ils ne font pas attention à nous, on leur en veut. Personne n’apprécie d’être une quantité négligeable pour un gars sympa.

La cible de sa sympathie est à l’évidence Madox. La relative célébrité de ce dernier suffirait comme justification; tous ceux qui ont des esprits conquérants ou frileux essaient de se rapprocher des alphas, de leur lumière qui montre le chemin ou de leur chaleur rassurante. Michel appartient à la première catégorie en principe.

Toujours est-il que quelques temps après eut lieu un dîner à quatre, un dîner d’amis où l’on présente sa compagne. Michel vint avec Diane et c’est là que pour la première fois il vit Asma.

Les détails ne sont pas connus mais il semble bien que le charme de l’hybride et le charme du gars sympa aient aussitôt fusionné au mécontentement compréhensible des deux autres; et grandissant au cours du repas à quatre devenu repas à deux avec deux gêneurs.

Myriam apprit plus tard de Diane à quel point elle avait redouté ce dîner à cause de Madox, sa panique dès que Michel lui en avait parlé, ses efforts désespérés pour y échapper. Mais lui suivait son idée. Il avait insisté. Il ne comprenait pas sa résistance. Elle avait peur que Madox ne donne, par pure perversité, des indications sur des moments de sa vie qu’elle voulait dans l’ombre. Elle tremblait au sens propre du terme dans la voiture en se rendant au dîner.

Mais le danger n’avait pas été là où elle l’attendait. Aussi démunie contre celui-là qu’elle l’aurait été face à une ironie de Madox. Lui eut d’entrée une préoccupation qui étouffa sa surprise de la découverte de Diane avec Michel, union si improbable que même son prénom répété devant lui n’avait pas abouti à un rapprochement avec la Diane qu’il connaissait. Michel célébrait en elle des qualités, d’ailleurs véritables, auxquelles personne ne s’était intéressé. Le sexe pour lui n’était pas essentiel. Il ne voyait pas d’abord une pute possible dans une femme. Il ne soupçonnait pas un passé de scandale derrière un joli visage. Pour lui les gens étaient ce qu’ils paraissaient être, ce qu’ils souhaitaient paraître; il acceptait, par gentillesse plutôt que par naïveté, que chacun soit ce qu’il désirait.

Diane et Madox restaient sur la rive regardant Michel et Asma s’éloigner. Elle, elle n’était pas en mesure de lutter; jamais elle n’avait été capable des efforts pour s’imposer ou repousser une attaque; quand une «amie» le lui reprochait elle s’appelait elle-même par dérision une fille-carpette. Madox au contraire ne baissait jamais les bras; Asma était sa propriété; un bien personnel; une chose humaine. Michel agissait en voleur. On lui avait fait confiance, il en profitait sans scrupule, il s’emparait du bien le plus précieux.

Le bon petit dîner à deux eut un après-dîner difficile. Deux scènes symétriques et simultanées dans deux appartements distants de trois kilomètres avec la même incompréhension sincère des accusés.

Asma crut longtemps à un nouveau jeu de Madox. L’hybride, totalement pervertie par lui, était totalement «innocente», sans calculs, sans boucliers contre l’existence, elle ne prévoyait rien, ne projetait rien; sa vie était comme ça et voilà. Pourquoi des cris quand on pouvait s’amuser ?

La nuit mit du baume sur les rancoeurs. Les laissés pour compte présentèrent bonne figure au petit déjeuner. Fille-carpette et mâle dominant n’avaient pourtant pris leur parti de l’histoire à l’eau de rose ni l’un ni l’autre. Ils pensaient empêcher les rencontres de ceux qui étaient faits l’un pour l’autre et pas pour eux.

Notre société entière est basée sur la compensation. Par exemple une travailleuse du SSO n’est pas réinsérée, son handicap social légal est compensé légalement. Etre pauvre est compensé par les meilleures places, quoique à bas prix, aux concerts; avoir un travail plus fatigant est compensé par des jours de congé supplémentaires; être physiquement fragile est compensé par des horaires de travail allégé... etc... Le Général en refondant notre société a exigé que l’inégalité soit compensée par l’inégalité. Il a ainsi défini un état de droit sans défavorisés. Globalement s’entend. L’imperfection humaine est naturelle; au lieu de déclarer l’humain perfectible, il a choisi de corriger l’imperfection naturelle par la compensation. Chacun pèse le même poids de bonheur. En théorie.

La pratique souffre de l’instinct de mort qu’il faut corriger si nécessaire, et c’est souvent nécessaire. Des spécialistes docteurs opèrent les réajustements mentaux indispensables. Abandonné à vous-même vous risquez de plonger dans la solitude ou dans le désarroi ou dans la haine... Une société est une grande famille. Elle ne doit pas vous laisser tomber.

Diane et Madox ont droit au bonheur. Asma et Michel ensemble en auraient beaucoup et eux pas du tout. La justice de l’amour ne peut pas être celle de la loi. Diane se dit qu’elle n’hésiterait pas à demander légalement, en tant qu’ancienne du SSO, un réajustement psychologique de Michel pour sauver son droit au bonheur à elle qui ainsi ne s’opposerait pas au sien. Quant à Madox il avait justement promis à Madame la commissaire en chef que les psys sauveraient Asma.

 

 

«Que toutes les religions soient tolérées pour qu’aucune ne puisse te gêner.

Si possible, dans la limite de tes loisirs, appartiens à plusieurs religions.

Les religions sont très utiles pour occuper beaucoup d’inutiles.»

Ces préceptes de la chanson du bonheur que l’on apprend étant enfant sont incrustés dans les têtes et l’ensemble forme notre vérité. Nul n’est dupe de sa relativité. Mais l’absolu a coûté trop cher en vies humaines, il a failli anéantir notre société. La civilisation qui a raison est celle qui survit.

Myriam est catholique essentiellement mais elle porte sur elle un pied de Vichnou, un oeil de Jéhovah, des cheveux de Bouddha et une dent de Mahomet, en porte-clefs. Quand elle a le temps elle entre dans n’importe quel temple à proximité et suit les rites avec application. Après la guerre, il a été discuté de savoir si on admettait encore ou non Mahomet, notre Général a déclaré que s’il se comportait bien il pourrait rester. On le surveille de près.

Canaliser les superstitions dans les religions permet un travail simplifié pour les psys et la police. Du reste la prudence plurireligieuse n’empêche pas la foi. Elle empêche seulement les ennuis et l’accusation de fanatisme, c’est-à-dire de danger public.

Si Myriam est une convaincue de Dieu, Madox et Michel parlent de singeries post-boumboumboum. Ils sont d’accord sur ce point idéologique comme sur bien d’autres, ce sont des négatifs. L’intellectuel acquiert souvent son certificat d’intelligence en se moquant des thèses officielles. S’opposer paraît penser. Les autres suivent des routines, on évite de considérer s’ils ne les auraient pas choisies. Mais bien entendu ils ont réfléchi autant que les négationnistes.

En pleine activité religieuse Myriam passa d’une église à une synagogue puis à un temple bouddhiste. Le grand public, si on ose dire, ne la connaissait pas mais les dirigeants partout reconnaissent les dirigeants. Elle était soigneusement traitée comme les anonymes car une Commissaire en chef qui se déplace pour surveiller peut être susceptible.

Dans le cas de Myriam ils avaient tout à fait raison, la suite de sa longue carrière l’a amplement prouvé. Mais on n’en était pas à l’appeler «la teigne». On considérait que l’on n’avait rien à cacher ou que c’était très bien caché, voilà. Mahomet s’étant montré insuffisamment aimable eut droit à un redressement fiscal dès le lendemain.

Les coins des moquées étaient particulièrement surveillés. Les musuls entrés illégalement tôt ou tard s’y montraient. On ne les arrêtait pas; sans le savoir ils conduisaient aux autres. Alors on opérait une descente, immanquablement ils résistaient, une fusillade éclatait; sans cesse ils essayaient de reprendre la guerre en important de nouveaux hommes, de nouvelles pondeuses, de nouvelles armes. Il fallait bien les tuer car on ne pouvait pas s’en débarrasser autrement. Pourtant on en tuait le moins possible par ordre du Général. Celui que les pays musuls ingrats appelaient «le grand assassin» a en vérité sauvé plus de vies des leurs que personne. Il a d’ailleurs refusé l’attaque contre ces pays pour les décimer. Non pas à cause des prétentieux étasuniens, qui le prétendent, mais par pure bonté. En effet aucun pays plus grand n’est mieux équipé en armes dissuasives impossibles à intercepter. La sagesse des états tient au respect du fusil.

La mosquée visitée par Myriam ce jour-là s’échauffait depuis quelques temps. Trois imams avaient été assassinés dans une lutte d’influence et de pouvoir secrète et sans pitié. En fait le dernier avait peut-être été éliminé par les services secrets car elle avait reçu l’ordre d’une enquête rapide donc superficielle. Peu importe. L’avis général de la population était que tous ces musuls n’avaient rien à faire là et devaient rentrer chez eux.

La mixité avait été imposée dans les mosquées comme ailleurs et elle put enquêter en suivant les formalités culturelles cultuelles, y trouva des régressions vis-à-vis de la loi, qu’elle fit corriger immédiatement, trouva aussi quelques portes fermées, qu’elle fit casser par ses agents qui faisaient leurs dévotions au même endroit à la même heure, et les coupables ayant à l’évidence pris la fuite pour retourner au maguerèbe s'en alla..

On ne peut pas toujours résoudre les compliqués problèmes. Du moment qu’on ne l’exige pas en haut lieu... Bon, faut pas s’gâcher la vie avec de l’insoluble.

Ensuite elle se rendit dans son centre esthétique habituel, l’utile se joignait à l’agréable, elle avait à rencontrer deux informatrices qui y travaillaient, l’une blanche l’autre maguerébine intégrée donc coopérante. Elle n’apprit que des choses à ne pas savoir sur le meurtre de la mosquais dont l’enquête était d’ailleurs close depuis quelques minutes. Des meurtriers dont on peut avoir encore besoin, dangereux seulement pour les ennemis de l’état, ne sont pas à coffrer. Le discernement dans les pratiques policières et judiciaires met leurs défaillances là où elles sont nécessaires. Quand votre probité risque de nuire à votre société, les lois suprêmes non-écrites du droit individuel ont intérêt à se voiler la face pour protéger les lois écrites, leurs petites soeurs fragiles.

Les anciennes du SSO ont appris, à leurs dépens, l’art de plaire ou du moins d’être plaisantes. Elles savent paraître différentes pour des clients différents. Fards, vêtements, comportements doivent varier selon la demande implicite. Leurs habitudes chez les esthéticiennes et dans les magasins de mode n’ont donc rien de surprenant et leur temps terminé elles les gardent le plus souvent. Ceux et celles qui les reçoivent dans le cadre de ces métiers savent changer subtilement de ton, d’attitudes, s’adaptent en somme à ces clientes qui ne sont plus les mêmes. Du reste qui ne cherche pas à plaire à quelqu’un dans notre société où il est imposé de paraître jeune et dynamique, où il faut savoir vendre et se vendre ? Tout est commerce, même la médecine ou vous changerez de médecin. Par nécessité sociale tout le monde est con et tout le monde est pute. Les religions aussi se vendent, elles racolent les clients. Ou l’âme fait le trottoir ou elle fait la manche.

Myriam était donc en terrain de longue connaissance et en jouait sans scrupule mêlant l’autrefois et le bâton policier d’aujourd’hui. Aucun renseignement cancané dans les nobles établissements du physique féminin ne lui échappait. Il n’y avait qu’à discerner le vrai du faux, or le faux fait davantage rêver, il est plus séduisant, se métamorphose pour vous attirer, sans états d’âme et sans limites, il vous fait l’amour avant que vous vous soyez rendu compte que vous en aviez envie tandis que le vrai reste lointain, froid, assez dédaigneux. La vérité sort toute nue de son puits d’eau glacée et glaçante. On préfère un film policier à la police. On préfère une énigme judiciaire à la justice. La formation de Myriam l’a dressée à écarter la séduction du faux, à écarter les rêves éveillés. Qu’est-ce que le meurtre sur lequel elle a rapidement enquêté ? Un tissu de rêves étranges de pouvoir, d’absolu, de conquête, d’amour, un charnier de rêves. Utile charnier. Celui qui avait mis la mort à ces rêves-là avait servi son pays.

Dès le lendemain elle eut droit à son bureau aux réclamations et aux plaintes d’obscures associations qui menaçaient de tout révéler à la presse. - Tout quoi, Monsieur ? - Vos procédés pour étouffer l’affaire. - On n’étouffe rien du tout. - Vous avez dit que l’affaire était close. - Mais non; pas du tout. Elle s’abstint de sous-entendre le mot fin dans son rapport ouvert à tous les vents sur une enquête dont elle n’eut plus le temps de s’occuper.

 

 

Peu après eut lieu la seconde disparition d’Asma. Myriam l’apprit directement d’un Madox apeuré et effondré. A l’évidence on le tenait par cette fille trop belle, trop jeune. Le premier essai avait été concluant donc les «ravisseurs» recommençaient. Les faits prouvés ne mirent en évidence aucune résistance de l’hybride. Très probablement elle avait rejoint sur ordre ceux qui l’avaient placée auprès de Madox. Lequel avait une réaction comparable à l’état de manque des drogués. Mais cette fois lui-même n’avait aucune idée de ce que voulaient les «ravisseurs».

Pas d’exigences.

Mme la commissaire en chef dut conclure que Madox était utilisé pour l’avertir elle de capacités de nuire en représailles après la visite, pourtant relativement courtoise, de la mosquais. Le redressement financier surtout devait avoir déplu. Apparemment dans l’esprit de ces gens on était revenu à la situation d’avant-guerre où le chantage adroit subtilement appuyé par les collabos des médias conduisait les pouvoirs officiels à baisser les bras, à livrer nos armes aux envahisseurs.

Myriam se contenta d’attendre pour voir d’où viendrait l’attaque médiatique sans laquelle l’enlèvement serait inopérant.

Elle chopa à la source l’article dans une revue intellectuelle («Connaissance de l’étranger») d’un djournaliste qui jeune avait été «formé» par Pourat et Louzette deux ordures collabos qui avaient émigré au début de la guerre mais qui avaient été rattrapées et tuées. Le système choisi était celui de la boule de neige qui grossit en cachant son origine, le noyau. La commissaire était mise en cause, le djournaliste sous-entendait une complicité avec des gens de l’ombre acharnés à la disparition des hybrides. L’article manquait de fond, forcément, il le remplaçait selon la méthode de déstabilisation de patriotes employée avant-guerre par la répétition «extrême-drouète, extrême-drouète, extrême-drouète». Pour les sympathisants ou les presque sympathisants (ceux visés) la répétition valait un raisonnement.

Notre Général, dans sa sagesse, a exigé que la presse soit libre et que sa liberté soit protégée contre elle-même également par la police responsable. En effet une presse libre sans frein est comme une voiture sans frein dans une grande descente, elle prend de la vitesse, de plus en plus, finit par sortir de la route et se brise. En tuant beaucoup d’innocents. Une presse sans frein est une presse folle. Les ennemis ne doivent pas pouvoir utiliser les médias du pays contre le pays. La presse impose sa liberté aux citoyens et remplace la leur par la sienne. La liberté de la presse, expression de tous en théorie mais pas en réalité, est le germe de mort de la liberté de tous. Myriam en voyait encore une preuve dans cette tentative d’utilisation par les néo-envahisseurs.

Dès le surlendemain des groupes de citoyens s’offusquèrent d’avoir vu leurs réactions aux articles d’un journal en minuscules caractères, noyées dans les publicités et les annonces d’enchères, de naissances, d’enterrements. «Presse SS ! Presse SS !» Les djournalistes avaient le droit effectif de développer leurs thèses mondialistes anti-françaises et les citoyens avaient le droit théorique de leur répondre. La liberté des uns était considérable par rapport à la liberté des autres. La presse, du moins une partie importante de celle-ci, essayait à nouveau de manipuler l’opinion. Elle employait ses systèmes éculés et toujours performants si on ne la surveillait pas et ne la contraignait pas aux limites de ses libertés pour que les libertés des autres soient à égalité. «Presse SS ! Presse SS !» Les djournalistes rirent d’abord de ces gens qui croyaient exister contre la presse; ils étaient sûrs que tous les copains des autres médias non seulement les défendraient mais contre-attaqueraient. «Extrême-drouète, extrême-drouète, extrême-drouète.» La répétition avait fait ses preuves autrefois pour démolir le pays, le système fonctionnerait encore. Le djournaliste qui avait osé lancer l’attaque savait qui devait prendre le relais pour grossir la boule de neige; le mouvement d’ampleur avait été prévu, calculé. Au nom du multicultu plurieth baptisé liberté contre ceux qui appelaient liberté le fait que leur société se continue.

L’arrogance journalistique se changea bientôt en panique. Madame la commissaire assura les journalistes de tout son appui. Elle se rendit même sur les lieux assiégés par les manifestants et, parce que la parole vaut mieux que la violence, organisa des discussions plutôt que de disperser brutalement les citoyens mécontents, ce qui aurait provoqué des rancoeurs. Il faut beaucoup de doigté dans ces circonstances délicates.

Enfin les journalistes ayant suffisamment la frousse pour respecter les libertés des autres, la presse renonça à sa tentative totalitaire et se remit au service de la société qui lui permettait d’exister. Elle rendit justice dans ses colonnes à l’aide éclairée de Madame la Commissaire en chef qui avait su privilégier la conciliation. L’entente sociale prenait de nouvelles forces du respect mutuel. L’harmonie citoyenne n’est-elle pas la vraie liberté ?

Asma ne réapparaissait pas. Les «ravisseurs» ne se reconnaissaient pas vaincus. Leur haine de notre société dont ils voulaient s’emparer pour la convertir de force à leur obscurantisme, justifiant toutes les abominations, tentant de corrompre tous ceux qui avaient une place susceptible de les servir, ne serait jamais que cachée. L’éradication devait être achevée, on n’abrite pas la haine de soi chez soi, elle n’est pas un hôte admissible.

Tant que rien ne bouge, il faut être patient, attendre. L’ennemi lui attend que le gardien somnole, s’endorme; son fanatisme d’envahisseur lui donne sa vigilance. Il suffit de lui laisser croire que l’on somnole, que l’on s’endort dans une paix bienheureuse, on aurait fini par la croire sans problèmes, définitive. Myriam attend que les rats sortent, elle ne relâchera pas sa surveillance, elle donne l’impression de ne plus se soucier des rats, elle a tant de travail, gérer la surface lui suffit...

 

 

 

Deuxième partie :

VIRUS

 

I

Michel après une BA (bonne action) et un travail de BE (bon enseignement) rentré chez lui prit une BB (bonne biture). Il s’en remettrait demain matin par une BM (bonne marche) et une BN (bonne nage). Avant de rentrer il avait rendu visite à une BP (bonne pute), non officielle toutefois : personne n’est parfait.

Ses idées étaient passablement confuses après deux verres seulement quand il vit dans l’un de ses fauteuils, le regardant, Asma.

«Je suis venue habiter avec toi, je ne veux plus habiter avec Madox», dit-elle tranquillement d’un ton mélodieux étudié; la phrase et l’effet avaient été préparés.

Il se sentit envahi d’un puissant bonheur qui pulvérisa causes et conséquences. Sa tête n’était pas habituée à la boisson; elle avait eu besoin de l'aide d’un verre quand il avait eu du mal à supporter qu’Asma soit avec Madox, de deux quand elle avait disparu. Diane lui avait fait des scènes, puis elle avait renoncé, puis elle avait bu plus que lui. Aujourd’hui elle avait dû rouler sous une table dans l’un des bars qu’elle fréquentait avant de la connaître. Elle n’appartiendrait jamais à la BS (bonne société), ses fonctions de contrôleuse des finances n’y changeraient rien.

Une larme d’extase alcoolo glissa des yeux de Michel, le rêve devenait réalité, le bonheur le ramènerait au régime sec. A condition que la belle image devienne douce matière. Rien ne vaut une BJ (bonne jouissance) pour vous rendre la BH (bonne humeur).

L’hybride se leva; de sa démarche dansante, nonchalante, s’approcha :

«Tu veux bien de moi ?»

Elle passa ses bras autour de son cou. Elle était réelle.

Ce n’est que le surlendemain que Madame la commissaire en chef apprit la réapparition que l’on n’attendait pas à cet endroit. A l’évidence les «ravisseurs» avaient voulu punir Madox et récompenser Michel, mais de quoi ? Il y avait matière à réfléchir.

Quand Madox, toujours si inquiet, apprit par un ami la bonne nouvelle, il ne se sentit pas mieux. Le soulagement ne vint pas. Pire, un poids énorme pesa brusquement sur ses épaules : les trente ans qui le séparaient d’Asma. Le fait qu’elle ne l’ait même pas appelé devait le torturer. Cet homme avait de la peine. Mais il payait le salaire du temps.

On doit objectivement signaler qu’il manqua de dignité. En aucun cas il n’aurait dû se rendre chez Michel. Ce n’était pas convenable. Il le savait mais son respect de soi fut moins fort que son désespoir. Il fit ce qu’il ne voulait pas faire.

Michel ouvrit la porte et réussit à ne pas sembler embarrassé. Asma traînait dans l’appartement en nuisette rose grignotant des gâteaux secs, absolument chez elle. Son visage resta sans expression à l’entrée de Madox, elle avait eu le temps de se préparer à la scène; pas lui.

«Eh bien, je vais vous laisser, vous devez avoir des tas de choses à vous dire...

-On n’a rien à se dire, coupa brutalement l’hybride d’une voix qu’ils ne lui connaissaient pas. Je t’aimais pas, toi. Va-t’en. Laisse-moi.»

Un bon coup de froid ressenti par les deux hommes mais seul Madox tomba malade. Les premiers symptômes furent une pâleur excessive et une aphonie totale. Il rentra illico se soigner chez lui.

Diane ne parut pas.

Mme la commissaire en chef se doutait qu’une attaque contre elle avait été prévue mais ne pouvait laisser croire qu’elle avait peur, il lui fallait rencontrer l’hybride; elle la fit amener au commissariat principal - il fallut insister et l’embarquer malgré les protestations de Michel, nettement moins influent que Madox, encore jeune - et la fit interroger par un adjoint, ne paraissant qu’à la fin de l’interrogatoire.

«J’ai appris à l’instant que l’on vous avait amenée ici au lieu de prendre votre déposition sur place, après toutes vos épreuves, je suis désolée.»

L’hybride la crut. Elle se plaignit de la brutalité policière, elle se sentait humiliée. Sa beauté n’en avait l’habitude ni avec ses amants blancs ni ailleurs.

En tout cas si on lui avait prévu une flèche du Parthe elle ne fut pas en condition et n’eut pas le temps de la décocher. Madame la commissaire en chef dut la laisser de suite appelée par une autre affaire. Elle repartit à pied. De mauvaise humeur quoique son naturel soit inconséquent et joyeux. Michel n’avait pas pensé à venir au commissariat. Il l’attendait chez lui en se faisant du mauvais sang. Elle le bouda une demi-journée.

 

 

La presse était calme, les rues étaient calmes, les vices étaient calmes. On regardait plus la télé et on se disait heureux que règne le calme. Toutefois quelques-uns ne tardèrent pas à murmurer que notre société manquait de distractions. Ils s’ennuyaient, les pauvres. Le bonheur des uns ennuie les autres. La majorité ne tarde jamais à être mise en danger par une minorité. Myriam surveillait ces bulles qui se forment et y portait doucement l’aiguille au moment opportun, qu’elles n’éclatent pas trop tôt afin qu’elles occupent suffisamment d’agités le plus longtemps possible - sinon d’autres bulles naissant immédiatement on augmente les difficultés de surveillance. Du reste il était préférable d’éviter au maximum les arrestations, les expulsions, les procès; les explosions des bulles étaient silencieuses. Dans la guerre de l’ombre on comptait quelques victimes, on parlait de bavures pour le côté policier, de crimes crapuleux pour les agités du bocal; les internements psychiatriques permettaient aux psychiatres de progresser dans leurs carrières tout en apaisant leur soif de pouvoir sur les autres. Remarquez qu’il ne s’agit là que de police ordinaire, de procédés admis et employés partout; notre état n’a rien d’un état policier.

On votait à nouveau, pour élire les députés cette fois. La lutte dans les partis avait été acharnée pour imposer son dévouement, les vainqueurs du dévouement intra-partis avaient droit à la télévision. Madame la commissaire veilla à la sérénité. Les injures étaient permises pour donner un peu d’animation, ainsi les électeurs ne se plaignent pas d’une campagne morne; «sale con», «misérable crétin», «vrai demeuré» créaient les faux scandales indispensables; les violences physiques en fin de défilés étaient moins tolérées, certes ce défouloir permettait d’écarter certains individus de plus grands excès mais les vitrines brisées, les véhicules incendiés fâchaient les propriétaires et les assurances. Plus inquiétant était le retour à certaines idées, certains arguments d’avant-guerre.

La critique, nécessaire, de notre société débouchait sur un révisionnisme. Une marche-arrière. Pour quelques candidats. Mais ces irresponsables se prétendaient les esprits éclairés. Et en ce cas, si en plus on a du charisme dans les médias, on touche des faibles qui croient facilement suivre la lumière.

Mme la commissaire en chef dut se rendre dans la capitale à une réunion de tous les commissaires en chef des régions pour une réflexion commune sur le problème du révisionnisme. Car il ne fallait pas attenter à la liberté d’expression.

Elle vit pour la première fois le Général en chair et en os comme on dit. Il vint au ministère de l’intérieur où le ministre le guida jusqu’à la tribune et il lut un discours. Plein de sagesse. Cet homme âgé continuait de servir son pays, il était le symbole de nos libertés contre nos envahisseurs, il rappela le danger des rats, il rappela le danger du totalitarisme, il rappela que le but des rats était un système religieux totalitaire. Les solutions miracles n’existaient pas, la gestion responsable seule offrait une garantie de durée, empêcher les bouffées suicidaires de notre civilisation était une tâche ingrate mais noble, celles et ceux qui en sont chargés sont méritants aux yeux de la Patrie. L’expansion du révisionnisme était très relative, le ver nichait dans les intellectuels qui ont l’habitude de s’opposer pour paraître progressistes; il ne s’agit que de bulles d’un genre particulier. Leurs liens avec l’étranger qui met des fonds en sous-main dans ces entreprises de déstabilisation est plus inquiétant. Le glissement du progressisme supposé à la trahison se fait en douceur pour ces intellectuels et avec bonne conscience. Le traître avec bonne conscience est le plus dangereux.

L’assemblée fut heureuse d’entende le Guide dire ce qu’elle pensait. Myriam se sentait confortée dans chacun de ses jugements. Les doutes et les inquiétudes s’évanouirent.

A la télévision on vit «l’ovation des commissaires» comme l’a dit la presse. Le pouvoir était uni. Un.

Des liens personnels se nouèrent entre les commissaires des régions et le banquet final fut presque un repas d’amis.

De retour à son bureau elle nota une attitude plus déférente de ses subordonnés, oh d’un rien, sensible sans s’appuyer sur des actes ou des paroles, dans la manière de lui parler, dans des inflexions de voix... Elle-même se sentait plus sûre d’elle-même, presque sûre d’elle-même. Certes un excès de confiance aurait représenté un danger, il faut toujours se méfier de soi, des pièges inconscients que l’on se tend, mais elle se savait à sa place. Et même ceux qui haïssaient cette place le reconnaissaient.

 

 

La «sotteciété» selon le mot ironique de notre Général était à la recherche de couleurs. Elle souhaitait se peindre pour la joie de vivre, en même temps elle jugeait de mauvais goût les couleurs vives. Le grand thème politique de cette campagne était en somme de décoration.

Le bonheur jusque là n’était pas joyeux extérieurement, il se ressentait patriotiquement mais n’était pas visible. Il était incolore. Les projets des adeptes du rose, des adeptes du vert, des adeptes du bleu, voire du rouge vif, du blanc etc. hurlaient sur des affiches sagement collées sur les panneaux officiels. Des proches des candidats et même certains de ceux-ci se vêtirent aux couleurs de leur programme mais les citoyens furent mauvais public. On observa une montée du nombre de femmes candidates, elles prétendaient que la décoration était davantage de leur ressort, cette agression sexiste força leurs concurrents masculins à les poursuivre en justice et plusieurs furent disqualifiées.

La sotteciété avait besoin de colorthérapie, de luminothérapie, avait en permanence besoin de toutes sortes de thérapies. Nos citoyens consommaient autant de tranquillisants, de vitamines, de pilules diverses que les riches Quicains, on exportait d’ailleurs du bonheur encapsulé dans le monde entier.

Les dames et les messieurs de la politique se considéraient comme des mamans-bonheur, des papas-bonheur. Ils voulaient stimuler notre créativité médicalement assistée par la fête des yeux. Nos intérêts, nos nourritures de vie, devaient enfin avoir le cadre aux couleurs stimulantes qu’ils méritaient.

Jusque là nous étions comme en deuil des trois bombes. Non que nous nous sentions coupables, loin de là, mais la décence après un enterrement, un désastre, une guerre, impose une certaine retenue. Ces temps-là étaient terminés.

Evidemment, cachés dans certains programmes de décoration, des virus révisionnistes étaient prêts à proliférer si les circonstances s’avéraient électoralement favorables. Déjà dans les discours les bonnes intentions étaient insensiblement remplacées par la tarte à la crème dégoulinante de la taulairance, écoeurante à force de crème. Cette taulairance avait dépassé sa date de péremption mais ses vendeurs l’ignoraient délibérément.

En pleine campagne des rats sortirent brusquement pour se repaître de l’appétissante et avalèrent un poison qui en tua pas mal et permit d’en capturer beaucoup d’autres.

Myriam avait su attendre, changer grâce à une surveillance constante la taulairance en appât et retirer les bénéfices d’une conduite des affaires responsable. Elle reçut les félicitations personnelles du Général.

Ces clandestins pris jusque dans leurs tanières y préparaient déjà des banderoles pour «exiger» ceci, «exiger» cela ou... "racistes, sales racistes" - on connaissait la chanson, si bien gobée par les naïfs d’avant-guerre que la pays avait failli disparaître.

La surprise pour Madame la commissaire en chef fut de trouver Michel dans ses filets.

Pourtant après la réapparition d’Asma chez lui, elle aurait dû s’y attendre. Elle dut s’interroger sur les raisons inconscientes qui lui avaient mis des oeillères. Les agents chargés de la surveillance des universitaires n’avaient rien signalé mais les preuves dans ce cas n’auraient été qu’une confirmation si sa vue claire des choses n’avait pas été altérée.

Le gars sympa avait failli la piéger. Il n’avait pas eu à se donner de peine pour y arriver.

Elle se sentait vexée.

Et puis - elle ouvrit une fiche à son nom dans sa liste des pères potentiels.

Du reste on ne voulait pas de bras de fer avec l’université. Pris dans un filet il y trouva un trou à sa taille pour s’en échapper. Ce qu’il fit avec bonne grâce, ni dupe ni assez fou pour refuser.

Les musuls à exigences furent renvoyés dans leurs pays d’origine où ils purent «exiger» tout à leur aise (en réalité ils y fermèrent leur gueule) et la taulairance cessa de polluer notre pays libre de l’immigration. La campagne pour les élections, délivrée, put être une fête et la joie des couleurs l’emporta enfin sur la sotteciété incolore.

 

 

Michel et Madox ne tardèrent pas à se réconcilier; à l’initiative du premier. Il avait un vague sentiment de culpabilité envers son aîné; son bonheur, sans en être gâché, regrettait cette paille. Un jour il apparut devant Madox à la fin d’un cours, lequel lui jeta un regard torve. Le gars sympa ne s’en offusqua pas, il s’y attendait. Le prétexte était une étudiante avide de savoir qui suivait à la fois l’enseignement en histoire de l’un et l’enseignement en économie de l’autre, elle avait un problème d’horaire, deux cours ayant lieu simultanément.

Madox jugea l’effort de son cadet méritoire, il n’en aurait sûrement pas fait autant. Pour marquer qu’il acceptait de tourner la page il demanda des nouvelles d’Asma, ainsi qu’on le doit pour une personne disparue de notre vie qui restera dans notre souvenir. Elle cherchait à être mannequin, elle s’était montrée sur quelques podiums; elle s’imaginait chanteuse également, avait trouvé des copains pour former un groupe, convaincue que le talent vient en chantant. La sincérité des textes lui paraissait essentielle, la vérité donnerait sa force au chant; pourtant elle avait des doutes parfois, venait voir Michel : «Qu’est-ce que tu en penses ? Tu crois que l’on comprendra ?» Il approuvait. Il approuvait toujours. L’hybride était assez belle pour que sa vérité n’ennuie pas et que la sincérité ne paraisse pas enfantine. Elle avait d’ailleurs de nombreux projets : actrice, journaliste de mode, styliste... Après tout, qui sait ?

Les deux hommes déjeunèrent ensemble, à l’invitation de Madox. La discussion porta sur les événements récents, c’est logique. Leur problème, jugea Myriam lorsqu’elle en lut le compte rendu, réside dans leur conviction suicidaire que la liberté s’oppose à l’ordre. Ils créent des conflits là où doit régner l’harmonie. Ils mettent de la subtilité intello là où ils devraient être humbles.

Avant les trois bombes la justice avait fonctionné régie par des principes généreux qui l’avaient rendue inefficace. La compréhension, la tolérance avaient élargi les mailles du filet judiciaire au point que quantité d’hésitants malfrats passaient à l’acte en se basant sur un empirique calcul de probabilités pour passer à travers. Peu passaient. Quelques-uns passaient. C’était trop. L’encouragement à la délinquance est puisé dans la moindre faille, un ruisselet rejoint un ruisselet, ils deviendront fleuve. Myriam constate qu’une justice efficace est une justice bête. Une justice intelligente fonctionne sur des valeurs qui sont inaccessibles aux malfrats et qu’ils ne pensent qu’à exploiter. La justice doit être à la hauteur des jugés.

Mais les deux intellectuels produisaient en discours leur monde futur de rêve ignorant les éléments méprisables de la réalité qui refusaient d’entrer dans leur joli paquet-cadeau. Ils s’indignaient de ces politiques incapables de grandes innovations réformatrices, qui n’osaient pas aller de l’avant ! Le progrès, oui le progrès, eux savaient où il devait aller, piètre autobus qu’ils souhaitaient train à grande vitesse, teuf-teuf qu’ils désiraient bolide. Bon sang ! un historien et un économiste connaissent le sens de l’histoire ! pourquoi ne les écoutait-on pas ? n’appliquait-on pas ce qu’ils disaient ? Le grand défaut résidait dans la prétention de ces politiques qui, souvent, ne comprenaient rien à rien et n’essayaient même pas de comprendre les explications, ne pensant qu’à leurs petites carrières.

Des différences existaient cependant entre les deux hommes. Sur l’immigration essentiellement. Madox, assez cynique somme toute, ne l’acceptait que régulée alors que Michel, tel un militant d’avant-guerre, la mettait dans les droits de l’homme.

L’université n’est-elle pas en permanence un énorme trou dans le filet de l’ordre c’est-à-dire de la liberté ? Sa manière de présenter les libertés individuelles comme prééminentes sur la liberté globale la trahit. Mme la commissaire en chef, chargée de la conservation de sa société, qui n’apprécie ni le formol ni l’embaumement, qui est aussi une intellectuelle par ses études et sa formation même, ne peut ni accepter ce sabotage des mailles ni resserrer brutalement le filet. «Il faut faire avec», se dit-elle juste agacée.

De nos jours on surveille les juges pour qu’ils ne lisent pas trop; qu’ils connaissent les lois et pas plus. Encore faut-il que les lois ne les poussent pas à la faute. Les lois sont faites par les politiques; les politiques écoutent les intellectuels et parfois se laissent charmer par leurs rêves. Myriam se sent toute petite dans son rôle de contrôle qui permet vie et survie du système. Mais elle tient son pouvoir du Général, ce qui lui donne sa force. Elle ne faillira jamais dans les droits de la force pour imposer la liberté de l’ordre.

 

 

Myriam revit Charlie Charlot; sa première étude du personnage avait été trop rapide : c’était un réformé. Par ce mot il faut entendre quelqu’un que ses difficultés multiples rendaient potentiellement dangereux pour la communauté si bien qu’il avait fallu rendre inoffensive l’arme de destruction qu’il était devenu. La décision est toujours dure à prendre. Plaignons ceux dont c’est la tâche. Un réformé ne perd pas conscience de lui-même, il se retrouve en se perdant, c’est-à-dire que délivré du poids de ses haines et de ses illusions délirantes il remonte à la source de son être puis reprend le cours de sa vie apaisé.

Le processus est un peu compliqué, nous n’entrerons pas dans le détail du travail des psys et des chirurgiens. En effet il s’avère souvent indispensable de remodeler l’aspect physique du condamné pour éviter les rejets de l’épuration de sa personnalité. J’emploie le mot «condamné» au sens premier, il s’agit bel et bien d’une condamnation et de la plus lourde (la peine de mort n’existe que pour les violeurs d’enfants et les envahisseurs étrangers).

Charlie Charlot était donc un coupable. Un coupable désormais incapable des faits qui lui auraient été reprochés s’il avait vécu sa vie. Bien sûr on lui avait «volé sa vie» pour reprendre l’expression du Général quand il avait exigé, menace de démission à l’appui (la crise fut grave), un système de compensation.

Certains firent la grimace. Donner une promotion aux criminels parce qu’on les empêche d’être criminels pourrait donner de mauvaises idées aux honnêtes gens. Il est si difficile d’avancer dans une carrière. Avant-guerre quand tout avancement passait par les relations autrement dit par la corruption, il était obligatoire de cesser d’être honnête pour réussir; le mérite sans la corruption ne méritait que d’être exploité. Aujourd’hui chacun a devant lui une carrière assurée ou des compensations qui la valent. L’égalité entre le supérieur et l’inférieur d'une profession est obtenue par des avantages à l’extérieur qui permettent de ne pas se sentir humilié de ne pas être promu professionnellement. Par exemple vous aurez droit légal à un club sélect et à un prix bas alors que votre «supérieur» sera sur liste d’attente et pour vous y rejoindre devra payer cher.

Un réformé voit son casier effacé. C’est normal. Lui-même ne sait plus ce qu’il y a dedans. Personne ne le sait plus. Comprenez que si le réformé rencontre une ancienne connaissance qui le reconnaît et qui sait, celle-ci se gardera de toute allusion car elle constituerait une infraction criminelle. Avec conséquences. La liberté d’expression, ne l’oublions pas, est soeur de la liberté d’écouter l’expression et soeur de la liberté de la rapporter. Les libertés se limitent «naturellement» les unes les autres. Donc Charlie Charlot, inconnu heureux de lui-même, est organisateur d’expositions que les salles ad hoc sont enchantées de recevoir. Par ailleurs il aimerait avoir une compagne et un ou des enfants.

Myriam en tant que Commissaire de police en chef ne peut engager son avenir à l’aveugle. Normalement elle n’a accès au dossier d’un réformé que s’il présente de nouveau un problème. Sinon le secret est total. Un réformé est ainsi invisible. Mais le fait d’appeler avec insistance une Commissaire de police en chef, de tenter de la séduire (grâce au charme si particulier des refaits, qui ajoute l’art et l’imagination des chirurgiens à la vie) peut être une manoeuvre à mauvaises intentions d’un réformé qui aurait "émergé" - tel est le terme pour ceux qui reviennent à leur état antérieur. Les cas sont rares. Mais il faut se méfier. Une telle possibilité n’est pas à écarter sans réflexion. Et comment réfléchir sans les informations qui le permettent ? Il ne s’agit pas ici d’un abus de pouvoir mais de la protection logique de l’autorité. Myriam ne peut pas risquer d’être le maillon faible du système policier. Pour protéger les autres, protéger la société, elle doit d’abord se protéger elle-même. Si le virus gangrène la tête de l’autorité, il contrôlera l’autorité; le désastre sera terrible.

Charlie Charlot alors qu’il était Maurice (mais il n’était pas beau comme aujourd’hui) s’était révolté manifestant des volontés anarchistes qui le conduisirent à poser des bombes dans le but coupable de détruire un système sociétal qui comblait la majorité mais pas lui. L’égoïsme était à la base de ses tentatives criminelles, caché dans un discours progressiste savant, gonflé de références aux auteurs sulfureux d’avant-guerre. Myriam fut touchée par ce parcours. A certains moments elle aussi s’était révoltée, intérieurement seulement, mais elle comprenait. Et puis il n’avait tué personne avec ses bombes, on ne vous apprend nulle part à les réaliser, l’internet est bien contrôlé, ses tentatives explosives frisaient le comique dans leur réalisation.

Non seulement il eut droit après un nouveau dîner à une refonte de sa fiche mais elle fut classée en troisième position.

 

 

II

«Que chacun mange bien.

Que chacun boive bien.

Que chacun baise bien.

Que chacun soit en bonne santé.

Que chacun travaille bien.

Que chacun dorme bien.»

Il n’est pas difficile d’être heureux. Les principes fondamentaux, si vous aidez les autres à les appliquer et en bénéficier, eh bien ceux-ci vous aident aussi à en profiter. Le respect mutuel engendre l’entraide, l’entraide engendre l’harmonie sociale. Vous ne trouverez comme clochards chez nous que les condamnés par la justice à une déchéance de plus ou moins longue durée pour avoir tenté de beaucoup voler. On est puni selon la faute. Un délit financier est puni par un châtiment financier. Un as de la bourse même puissant et grand PDG peut tomber à la cloche s’il s’est cru au-dessus des lois et s’est voulu encore plus riche; et ce n’est pas là une vue de l’esprit, une possibilité théorique, le fait a eu lieu. Plusieurs fois. Nous avons tous en mémoire des images de ces gens (hommes ou femmes) nous demandant l’aumône pour ne pas mourir de faim alors que peu de temps avant ils affichaient leur vanité sur les écrans télé. Au début le service d’assistance aux défavorisés dans sa ronde nocturne est obligé de les chercher pour rendre compte de leur état, ils se cachent; parfois ils ont des tendances suicidaires, il faut intervenir; il arrive qu’ils refusent de s’alimenter et il faut les nourrir de force jusqu’à ce que, grâce à une médication appropriée, ils reprennent le droit chemin de la punition et tendent la main pour avoir à manger. Un banquier a plus peur d’un an de cette punition que de trente ans de prison. Il faut aussi se méfier des masochistes, les détecter et les traiter psychologiquement.

Les bonnes intentions ne suffisent pas avec les mauvaises personnes. C’est pourquoi une société des bonnes intentions a besoin d’une bonne police. Faire le bien demande trop souvent l’emploi de la force. Sans contraindre la bonté perd vite la face car des gens croient pouvoir être heureux en contraignant les autres, en les dominant, et le bonheur mal compris est un bonheur sans scrupules.

Considérez le cas de Diane. Il faut des gens particulièrement méprisables pour exploiter sa détresse. Si ces gens n’existaient pas elle serait sortie de cette détresse. Or des coupables ont préféré leur plaisir au bonheur. Est-ce digne d’un homme ? Mais le plaisir consiste à être un court moment bête ou dieu; ou les deux à la fois; l’animal dieu tue l’humanité en lui.

La confrérie des bêtes-dieux a une nourriture de vie abjecte, ses «fêtes», qui ne sont pas fêtes pour les subissants (même PDG masochistes qui fuient ainsi le vertige de la déchéance sociale). Peut-il y avoir fête sans excès ? Une fête n’est-elle pas un excès plus ou moins grand ? Ainsi comme nourriture de vie le défi de l’interdit, la jouissance de la souillure de l’autre, le rejet des valeurs entraînent une union secrète, forte. Se vautrer dans le dégueulasse nécessite l’union sacrée. Les porcs-dieux sont eux-mêmes un excès de notre société, les laisser exister permet de canaliser les déviances, les anéantir déplacerait simplement le problème et le rendrait multiforme, insaisissable.

Diane victime ne l’est pas moins parce que consentante. Le consentement à l’inacceptable est un délire passager. Personne ne peut prétendre sérieusement qu’on ne doit pas le traiter. On le doit, évidemment.

Toutefois les victimes sont un ingrédient capital des excès, donc de la canalisation des excès. L’ordre a besoin des victimes pour ne pas être déstabilisé, perturbé, voire détruit, par les déviants. Les porcs-dieux sont un moindre mal, leur fange les occupe et les neutralise.

Mais une société digne de ce nom doit assistance aux victimes - après leur avoir laissé le temps d’être d’indiscutables victimes. Etre victime donne donc des droits.

Des  droits à un lavage de cerveau et à une compensatioin ?

Madame la commissaire en chef estima que Diane ne relevait pas de la psychiatrie mais du mérite social. Cette subtile distinction était très discutable.

Il est certain que la pauvre «taboureuse» était devenue une loque sans que son ancien amant Michel s’en soucie. Elle n’était rien pour personne, y compris elle-même. Seule Myriam s’en préoccupait. Professionnellement. Peut-être un peu plus.

Sa décision était-elle la bonne ? Vous pourriez laisser crever Diane. Les porcs-dieux s’en chargeront avec force plaisirs pour eux s’ils ont, en quelque sorte, votre permission. Vous participerez à leur petite «fête» en somme. Vous pourriez aussi vous donner bonne conscience en aidant Diane ponctuellement, quelques bonnes paroles, quelques visites, ranger ou nettoyer son appartement, l’inviter chez vous à partager votre repas... Quelques emplâtres sur une jambe de bois.

Ce qu’il y a de sûr c’est que de compensation en compensation Diane, victime légale puis illégale, donnait toute la mesure d’assistance maternelle et paternelle de notre société dans son effort raisonné pour le droit au bonheur.

Naturellement la réformée fut plus belle après qu’avant. Pas spectaculairement, elle se reconnaissait très bien à partir des souvenirs qui lui avaient été laissés. Il avait fallu lui en changer beaucoup.

Qu’une victime subisse le traitement des coupables pour son bien créait un précédent fâcheux. On le fit remarquer à Myriam. Elle dut s’expliquer devant sa hiérarchie; le dossier choquait certains responsables, ils jugeaient l’emploi d’une telle procédure dans un cas pareil incompatible avec le respect de la dignité humaine. Mais quelle dignité avait encore la fille-carpette ? Quelle dignité lui auraient rendu les psychiatres avec des médicaments, des séances de thérapie ? De quoi parlait-on ?

Le rôle des techniques extrêmes est la protection de la société, pas de manipuler l’être humain voire de le refaire.

La bonne intention de Myriam ouvrait la porte à des pratiques nazies.

Elle fut à deux doigts de perdre sa place, d’être remerciée ou du moins rétrogradée. L’affaire remonta jusqu’au Général. Elle vécut dans l’angoisse durant des semaines. Enfin la décision lui parvint, son coeur battit très fort... Le Général avait compris, il avait pardonné.

Quel plaisir de voir Diane dans sa nouvelle vie. Les ombres en avaient disparu. Elle était la joie de vivre sans les vices. Un ange. Maintenant elle n’avait que des souvenirs d’enfance heureux, alors, forcément, elle n’aurait jamais voulu tuer la petite fille en elle, elle aimait trop ses chers parents malheureusement décédés. Elle vivait dans la maison qu’elle avait héritée d’eux et désirait avoir une fille à son tour. Dans son métier d’Agent public du financement culturel elle ne rencontrait guère que d’autres techniciens des finances, elle cherchait à élargir son cercle d’amis.

Un jour elle rencontra Michel, un garçon qui avait cru la reconnaître, qui l’avait prise pour quelqu’un d’autre. Quel sympathique garçon. Dommage qu’il ait déjà une compagne. On ne peut pas créer du malheur en séduisant l’amour d’une autre; si on ne trouve pas le coq en or la première il faut savoir se résigner; soyons optimiste : il n'y en a pas qu'un. Que le bonheur soit. Fiat lux.

Myriam ne s’était plus approchée d’elle. La satisfaction quand elle l’apercevait de loin était mêlée de remords. Diane n’était plus Diane. Elle avait tué Diane en quelques lignes écrites de sa main suivies de sa signature. Chaque jour elle estimait un peu plus qu’elle méritait un blâme. Pour le moins. Le Général l’avait comprise... il pouvait lui faire confiance totalement désormais, jamais plus elle ne ferait une faute pareille.

 

 

Plusieurs enquêtes importantes lui demandaient une attention soutenue et occupaient les trois quarts des agents à elles seules. Un délit d’initié à la bourse, une série d’agressions sexuelles sur mineures et une atteinte à la sécurité de l’état par des chargés de bagage de l’aéroport qui s’étaient révélés tous musuls et la plupart entrés illégalement, sans papiers ou avec papiers aujourd’hui, surveillant les allées et venues des gens importants et fouillant leurs bagages, copiant les fichiers de leurs ordinateurs; les renseignements partaient dans leurs pays d’origine.

Pour la sécurité de tous il faudrait surveiller en permanence tout le monde. Mais les finances de l’état ne peuvent pas permettre des effectifs suffisants qui assurent pleinement les libertés de l’ordre. Restent les informateurs. Leurs motivations, en principe patriotiques, peuvent s’avérer personnelles; ils peuvent souffler le faux, on doit se méfier d’eux. Les imperfections du système sont corrigées par l’intelligence de la commissaire, tel est son rôle.

Personne ne remarqua les enquêtes. Quand les arrestations eurent lieu et que peu de jours après les dossiers complets aux nombreuses preuves indiscutables furent transférés à la justice, la presse elle-même fut obligée de constater l’efficacité habile de Madame la Commissaire en chef. De haut lieu des félicitations; le rachat de sa faute était bien commencé, elle se montrait digne de la mansuétude dont elle avait bénéficié.

Le trio Madox-Asma-Michel ne quittait pas son esprit. Ces trois-là vivaient au-dessus de gouffres qu’ils traversaient sur de simples planches sans les voir, insouciants et inconscients du danger. Du moins Michel.

Voici ce qu’elle vit un jour de sa voiture arrêtée à un feu rouge :

Sur la plage de galets, au bout côté aéroport, courait au ralenti, trébuchant, Asma rieuse, de biais dans le vent qui affolait ses cheveux; elle se dirigeait vers Michel assis près des gros rochers qui s’avancent dans la mer, l’embrun des vagues fortes volait jusqu’à lui, il avait un geste du bras comme pour écarter des insectes. Au pied de l’escalier qu’il vient de descendre, pas encore décidé, se tient Madox, engoncé dans son manteau long tandis que les deux jeunes ont presque des tenues de sports d’hiver. Elle arrive vers Michel, elle lui crie des mots qu’il n’arrive pas à entendre dans le fracas de la mer. Madox se met en marche, penché contre le vent, les yeux fixés là-bas, sur la fée dansante. On dirait qu’il n’avance pas mais aucune difficulté ne l’empêcherait de les rejoindre; ils ne se soucient pas de lui, ils ne le regardent même pas.

Le feu passa au vert, Myriam partit avec retard et lentement, leur jetant un dernier coup d’oeil, mais on la klaxonnait (quoique ce soit interdit).

Etrange partie à trois dans laquelle le plus âgé après la réconciliation s’était accroché au couple qu’il ne quittait plus. Michel semblait ne pas s’apercevoir de l’aspect scabreux, voire scandaleux, de la situation. Personne ne lui en parla. A quoi bon ? Notre société respecte les libertés. Que pouvait donc penser Asma voyant son ancien amant, ou plutôt propriétaire, quasiment à demeure chez le nouveau ?

On peut déduire de ce qui suivit que Madox présenta des gens à Michel, des relations pas des meilleures, que le jeune professeur aurait dû éviter. C’est ainsi qu’il rencontra des «hommes de progrès» qui regardaient vers le passé glorieux à leurs yeux, avant la guerre, où les valeurs d’immigration sans limite, de multiculturalisme et pluriethnisme régnaient médiatiquement et politiquement sans partage. Ce passéisme lié au révisionnisme n’était pas dangereux tant qu’il se cantonnait aux rêveurs. Mais des professeurs d’université charismatiques risquent de fédérer, alors se forme une bulle, elle grossit, invisible; gare si on ne la détecte pas.

Une société est comme un grand corps, les êtres en sont les cellules, les globules etc.; si l’un est contaminé, la contamination peut se développer et s’étendre à l’ensemble. Tout être étranger qui se retrouve dans le corps social sans avoir été purifié, soigneusement rendu compatible, sera la cause d’un malaise ou d’une maladie, plus ou moins grave. Si l’agent pathogène est très virulent et s’il ouvre la porte à d’autres de son espèce il tue.

Asma dut être ravie quand Michel par l’intermédiaire de Madox rencontra les siens. Les «ravisseurs». Ainsi elle avait sa grande famille. Tous unis.

Pourtant, on le sait, les idées de Madox sur l’immigration façon avant-guerre étaient loin d’être une approbation générale et un désir de révisionnisme. N’étaient les circonstances il serait resté dans la critique de la situation actuelle, ironisant, blasphémant, sans braver d’interdits. Un opposant qui ne s’opposait pas. Que voulait-il prouver aux «ravisseurs» ? Ou à Asma ? A moins qu’il n’ait cherché à perdre Michel : le prendre par la main pour l’entraîner dans le gouffre, quitte à se perdre lui-même. Une amitié dangereuse.

Michel ne pouvait pas avoir l’idéal dans la tête sans qu’il envahisse la tête. Il était sans immunologie naturelle. Madox, lui, était porteur sain. Mais quand Michel croyait quelque chose, son manque d’humilité le rendait vulnérable; sûr de son intelligence il estimait que c’était aux autres de «se remettre en cause» (expression et prétention reprises au gauchisme d’avant-guerre); en somme il détenait la vérité - puisqu’elle était sienne elle avait cessé d’être relative.

Il reste étonnant qu’une grande intelligence puisse devenir le plus virulent des agents pathogènes d’une société en se persuadant d’agir pour son bien. Les désastres de l’intelligence sont de tous les temps mais continuent d’étonner. Comment la masse peut-elle avoir raison, l’histoire le prouve, sur des problèmes qu’elle ne comprend pas alors que ceux qui les comprennent se trompent complètement et conduisent au désastre convaincus de mener à la lumière ? Si l’intelligence ne peut être la valeur guide, l’humilité serait le seul recours; Myriam l’a apprise à la dure, elle ne risque pas d’avoir une idée exaltée d’elle-même.

Quand on lit dans un journal ou que l’on regarde à la télé une enquête sur les milieux louches, du sexe, de la drogue, des affaires illicites, de la politique, on a du mal à croire qu’il ne s’agit pas d’une fiction. «Quoi ! se dit-on, ces gens-là existeraient, je les rencontrerais sans savoir, je vivrais dans un monde qui ne serait pas celui que je vois ? Allons donc !» Difficile de se considérer comme un fromage que des souris grignotent. Enfin Madame la commissaire est là pour nous protéger; puisque le Général lui fait confiance, faisons-lui confiance. Aucun de nous n’est si malin qu’il puisse trouver un mode de vie supérieur à l’Ordre; protégeons-le par nos votes pour qu’il nous protège.

Notre société aspire à la paix et non à reposer en paix, nous souhaitons tous l’évolution apaisée dans la sécurité. Nous ne voulons pas mourir. Nous n’hésiterons pas à tuer ceux qui s’introduisent chez nous pour nous tuer. Une civilisation n’est pas mortelle tant qu’elle n’hésite pas à éliminer les agents pathogènes.

 

 

A cette époque Madox tomba malade. Il garda la chambre plusieurs mois. Certains le prétendaient malade imaginaire, il aurait fui la réalité par la maladie, il n’aurait plus supporté de voir Asma tous les jours sans la posséder. Dans ce cas la distinction entre maladie imaginaire et maladie réelle ne semble pas pertinente. Quoi qu’il en soit il fut à plaindre tant physiquement il paraissait changé, amaigri, vieilli; dans son appartement il se déplaçait en chaise roulante et une aide médicale venait quotidiennement.

Au début il eut pas mal de visites. Puis elles se raréfièrent. Finalement il n’y eut plus guère que Michel de fidèle. Il rendait visite au moins deux fois par semaine à son ami. Il lui parlait des livres que ce dernier n’avait plus la force de lire, il en lisait même exprès pour lui, des livres d’histoire barbants mais que l’autre avait besoin de connaître pour ne pas être lâché dans sa spécialité.

Asma avait résisté aux instances de son compagnon : «C’est ton ami, pas le mien», disait-elle. En fait elle n’alla pas visiter le malade une seule fois. Comme Michel insistait, jugeant que pour le moins il fallait se montrer convenable, elle avançait de nouvelles raisons : elle avait horreur des malades et de la maladie - ils peuvent vous coller la poisse en vous regardant -, elle avait beaucoup de travail avec son groupe pour préparer son premier album de chansons, on l’attendait pour un défilé de mode... Une anguille. Naturellement Madox demandait des nouvelles d’Asma; naturellement il fallait répéter les excuses.

Madame la commissaire n’éprouvait aucune inquiétude à leur sujet. Les rapports des agents de terrain prouvaient une amélioration constante de l’état d’esprit des révolutionnaires de bureau. L’éclatement de la dernière bulle migratoire les avait laissés à eux-mêmes; perdus ils s’étaient réfugiés dans le cocon sociétal. Asma avait de plus en plus un comportement conforme à celui des jeunes femmes de son âge, son amour avec Michel lui avait apparemment permis d’échapper aux influences néfastes du peuple des souterrains. Elle ne livrait plus personne malgré elle à la police parce qu’elle n’avait plus personne à livrer. Délivrée par cette police de ceux qui l’utilisaient elle était heureuse, son insouciance n’était plus des oeillères pour ne pas voir les gouffres, pour échapper à la peur, c’était l’absence de souci d’une heureuse enfance retrouvée.

Notre société fonctionnait bien parce que ses mécanismes de défense fonctionnaient bien.

Aussi, malgré les condamnations multiples, notamment des Etasuniens qui voyaient en nous un vaste chantier de reconstruction possible s’ils arrivaient à justifier une attaque et à nous détruire, les envieux pullulaient-ils à nos portes. Ceux-là même qui nous vilipendaient s’acharnaient à entrer pour bénéficier du cocon douillet, chaleureux, réconfortant, que leurs pays n’avaient pas su former à cause d’eux.

La société d’un état qui réussit est paradoxale : il réussit grâce à la sécurité et cette réussite attire en masse des gens qui représentent une menace pour cette sécurité. Il faut défendre contre eux le modèle qu’ils envient tant en l’insultant.

Bref, à part l’éventuelle succession à notre Général, à laquelle on s’efforçait de ne pas penser, rien ne venait obscurcir notre paix de vivre.

Dans ces conditions Myriam avait pu se consacrer à sa liste de pères et prendre une première décision.

Tout s’était parfaitement déroulé. Le secret avait été bien gardé mais qui serait assez mauvais citoyen pour chercher à le connaître ou le divulguer ? Les hommes se doivent le respect. Révéler ce qui ne doit pas l’être vous place hors respect. Hors société. Les criminels de paix sont des ânes sereins; ils détruisent avec bonne conscience, par naïveté qu’ils prennent pour profonde pensée, le temple des lois et des rites; ils doivent être réformés. Mais qui savait le nom du père ?

Les événements capitaux de nos vies sont porteurs de joie dans une société fraternelle, ils devraient donc être partagés, mais le secret coupe les ponts aux agents pathogènes, il est une sécurité supplémentaire que l’on ne peut pas refuser à ses enfants. Myriam a renoncé avec bon sens à afficher son premier père; en quelque sorte Madame la commissaire en chef a ordonné à Myriam de renoncer à cette satisfaction; la fonction a pris l’avantage sur la personne.

Peu de nouvelles du front, de la lutte contre les bulles, on vivait une époque prospère et sereine. Un jour pourtant Madox vit arriver un Michel aux cheveux coupés court. Où était passé le celte en lui ? Paraître ainsi, aux yeux de tous, comme adhérant à l’apparence ennemie au lieu de cultiver celle de sa tradition, constitue un défi aux normes et une révélation d’intentions. Madox le plaisanta, un crâne genou ou quasi au pays des chevelus sans l’excuse de la maladie rappelle le degré de trahison d’avant-guerre des individus qui insultaient les celtes en leur disant d’aller se faire couper les cheveux. On est là dans l’insignifiant, je le sais, mais dans l’insignifiant significatif. La déchéance mentale de Michel était commencée. Forcément on devait s’interroger sur le rôle d’Asma. L’arme de le femme bien employée par le peuple des souterrains avait permis d’atteindre l’un des plus grands espoirs de notre université. On lui avait inoculé un virus qui le changeait lui-même en arme contre nous. Il n’était pas temps d’intervenir. Une apparence ne dit pas tout. Et puis il faut remonter aux causes, à la source.

Mme la commissaire avertie par ses agents ne fut pas surprise. Elle savait donc avant. Sa réaction fut molle. Elle ordonna à chacun, selon les procédures, de travailler à la connaissance de la vérité, mais sans zèle particulier. On eût dit que son opinion était faite et que l’évolution était prévue sans la réjouir. En somme elle laissait traîner, ce qui se comprend, afin de voir quels seraient les épiphénomènes; du moins c’est ainsi que l’on pouvait interpréter ses choix.

Asma fit pour la première fois la couverture d’une revue féminine. Il faut noter l’événement parce que depuis les trois bombes on n’avait plus vu ça. Beaucoup estimèrent que c’était un succès du révisionnisme. La place d’une hybride n’est pas celle de modèle et de rêve pour les femmes de notre pays. Qu’importe sa beauté ! Depuis quand la beauté est-elle une excuse pour ceux qui implantent une maladie ? Mais il n’y eut pas de réponse «officielle», on laissa faire. De nombreux citoyens furent inquiets.

 

 

III

Quand Madox fut remis il fallut un certain temps pour s’apercevoir que désormais il était seul. Puis Asma à son tour, suivie par des paparazzi attentifs à cause de son début de «carrière people», sembla séparée de son Pygmalion, comme aimait l’écrire - mais quelle erreur ! - la presse d’information des scandales. Il fallait lui proposer des compagnons, une société mère ne doit pas laisser une de ses filles accablée par la solitude. Myriam aussi était l’objet d’une constante sollicitude pour lui éviter la déprime. Quand on sut qu’elle avait choisi un père on déplora qu’il ne s’installe pas avec elle au moins jusqu’au choix du suivant; on se sentait frustré du secret mais il est un droit.

Michel s’absentait souvent, reportait ses cours, son comportement intriguait. On aurait dû être inquiet pour lui et l’aider. Pourquoi cela n’aurait-il pas été possible ? Se couper les cheveux déjà était mauvais signe; chacun ses goûts, évidemment; mais ses goûts n’étaient plus les nôtres et on aurait dû lui demander pourquoi.

Les agents de Madame la commissaire firent leur métier; rien là qui soit à reprendre. Mais ils perdaient parfois Michel. Et pas seulement lors de ses voyages à l’étranger. D’ailleurs allait-il vraiment dans les pays destinations de ses avions ? Il semblait plutôt y prendre des contacts et aller ailleurs. On en fut sûr deux fois. Les motifs de voyage comme des conférences à faire étaient souvent faux.

On ne le sauverait pas. Myriam pensait avec regret que le gars sympa, un jour, bientôt, deviendrait un réformé. D’abord il fallait trouver qui l’attirait dans un piège, qui cherchait à le transformer en arme contre nous.

Parmi toutes les affaires qu’elle suivait Myriam avait celle-ci à coeur. Les protagonistes n’allaient pas rejoindre ceux des autres affaires dans sa tête, l’élément affectif intervenait. Cette faiblesse aurait dû l’irriter mais ce n’était pas le cas. Le gars sympa notamment avait droit à son indulgence quoique les ordres à son sujet soient inattaquables. Elle se méfiait suffisamment d’elle-même pour ne pas être prise en défaut.

«Le temps battait son plein», comme on dit chez nous, ce qui signifie que les événements s’accéléraient; mais de façon invisible; en surface rien ne paraissait. Des difficultés de couple qui n’en a pas eu ? L’hybride était une salope professionnelle, ou quasiment, son insouciance avait sûrement quelques cadavres dans le placard, toutefois sa surveillance avait peu de chances de fournir des résultats. La partie visible de la fleur ne nous renseigne en rien sur ses racines, lesquelles lui permettent la vie.

Un fait choqua. Et profondément. Madox tenta de récupérer Diane.

Il faut comprendre à quel point une telle tentative est asociale. Elle est si contraire au simple respect des droits de l’homme que Mme la commissaire en chef ne s’y attendait pas.

Ses agents lui avaient apporté les photos. On voyait Madox suivre Diane dans la rue. On le voyait s’arrêter avec sa voiture, un coupé vert, à sa hauteur, essayer de la persuader de monter. Diane l’écoutait avec stupeur. Une photo la montrait des larmes aux yeux... Il essayait de la faire "émerger".

Un coupé vert pomme, criard. Jamais Mme la commissaire ne l’aurait imaginé avec une voiture pareille. Renseignement vérifié il ne s’agissait pas d’un choix nouveau. Les incongruités automobiles étaient une de ses habitudes. Pas si étonnant qu’un intello en vue cherche à attirer plus l’attention en souhaitant une réputation d’excentrique. Il n’en est que plus facile à surveiller.

Que de gens seuls dans une société d’amour ! La tristesse n’est-elle pas antidémocratique ? On avait récupéré les couleurs, les deuils nationaux étaient loin, chacun était aidé. Pourquoi y a-t-il des moutons noirs qui refusent de marcher dans le sens commun ?

Paix, amour et santé, n’est-ce pas là une base solide pour édifier la cité ? Nous ne demandons aux autres citoyens de cette terre que de rester chez eux et de renoncer à nous envahir. Cette demande polie n’a rien d’extravagant. Nous pouvons nous entendre avec tous les gars du monde mais nous ne voulons pas mourir; nous entendre avec eux chez eux, pas chez nous et nous remplaçant peu à peu en nous tuant et nous harcelant avec l’aide de nos lois et des médias comme avant-guerre. Mme la commissaire voit bien ce qui se passe. Qu’ils recommencent ! Que tout recommence ! Pourquoi n’agit-elle pas ? Elle doit même savoir mourir pour les siens ! Et mourir pour les siens vient après tuer pour les siens. Pour sauver les siens des envahisseurs rampants et de leurs collabos.

Les associations d’invasion renaissaient sous couvert d’associations contre le racisme alors qu’elles étaient des associations racistes car anti-blancs, anti-citoyens véritables de ce pays. Les minorités visibles n’étaient rien d’autre que des armes contre nous. Et Madame la commissaire se tournait les pouces ! ne faisait rien de rien ! Bon sang, qu’on la vire et qu’on mettre  à la place quelqu’un d’un peu plus  responsable ! Oui oui, haute politique, haute conception de l’état et cetera tralala. Nous, nous voulons de l’action, et vite. Que ça ne traîne pas.

Cette année-là on apprit tout d’un coup que la fête nationale se ferait sans dératisation ! Le prétexte, comique vous l’avouerez même si vous êtes de nos ennemis, était le manque de rats ! Bien sûr qu’il y en avait ! Tous les ans on cherchait, on trouvait. En somme on nous interdisait de chercher. Pourquoi ? Pourquoi !

Il y avait quelque chose de pourri décidément. La pourriture risque de gagner du terrain. Une intervention chirurgicale réalisée à temps sauve le malade. Le Général était trop vieux, il laissait faire, il était probablement mal entouré, peut-être sous influence, vu son âge cela n’aurait pas été étonnant. Il fallait le libérer. Ses proches le trompaient, lui mentaient. Il fallait qu’il nous revienne.

Certains envisageaient froidement son remplacement. Mais par qui ? Eh bien, par eux, évidemment, mais sans le dire tout de suite; ils jouaient même les modestes : «Je ne sais pas, on cherchera démocratiquement les meilleurs, je ne parle pas pour moi, mais si on juge que je suis capable de servir mon pays, je suis prêt.» Ah oui ! Fin prêt ! Un dévouement de plus fin prêt à se remplir les poches !

Un mouvement né dans le peuple, sans aucun meneur, ou du moins sans qu’un meneur n’y apparaisse, soudain se gonfla, atteignit une masse critique et explosa de lui-même laissant sur le carreau les proches du Général, lequel parut aussitôt à la télévision pour remercier les forces vives de la nation de l’avoir libéré et promettre de sa part une plus grande vigilance en ce qui concerne ceux qui l’approcheraient. De fait on ne le vit plus guère ensuite.

Les coutumes purent reprendre leur cours sans craindre les pollueurs.

Tout ceci s’était passé dans la capitale, les commissaires régionaux n’étaient responsables ni coupables de rien. Sans doute avaient-ils reçu de mauvais ordres ces derniers temps. Il fallait leur laisser leur chance de se réhabiliter.

 

 

Les contrecoups du tremblement de terre qui venait d’ébranler l’état se firent sentir partout. Le bon sens triompha et les coupables furent de nouveau punis comme ils le devaient. Ainsi Madox, convaincu d’avoir cherché à faire émerger Diane, fit trois mois de prison. Pas moins. Nous fûmes satisfaits de voir puni sans prendre des gants cet éminent professeur de fac. La notoriété et l’intelligence cessaient enfin d’être des boucliers. Ces gens-là ne pouvaient plus faire ce qui leur passait par la tête. Nous redevenions égaux.

Fin de l’impunité !

Egalité, liberté, société.

La liberté de l’ordre protège les nourritures de vie légales et frappe ans hésiter les déviants.

Ce Madox avait moins de prétention, moins l’air fier quand il ressortit de prison. Profil bas le génie tripoteur de l’histoire. Même notre histoire ne signifia plus autre chose que ce qu’elle signifiait. Ses élèves furent moins passionnés - mais la passion conduit aux excès - et plus travailleurs car nous ne badinons pas avec les fumistes. Un étudiant, chez nous, a vraiment les conditions idéales pour étudier : ni problème d’argent, ni problème d’hébergement, ni problème de locomotion... On lui demande en échange d’étudier selon ses capacités. Il n’y a pas de redoublements, les erreurs (rares) d’orientation sont corrigées dès qu’elle sont constatées; un étudiant ne doit pas prendre ses désirs pour des réalités; du reste il n’y a pas d’amertume car les compensations futures alimentent les rêves de ceux qui sont obligés de renoncer à une réussite professionnelle.

Depuis que Madame la commissaire en chef n’était plus aussi sûre d’avoir été pardonnée par le Général lui-même, elle redoublait d’efforts pour prouver sa bonne volonté. Après tout on ne pouvait lui reprocher d’avoir été trompée comme tous les dirigeants et d’avoir manqué de fermeté alors que le climat semblait à la douceur. Elle s’était bien reprise, personne ne le contestait.

Les courants d’air médiatiques traversèrent beaucoup moins les têtes, ils n’y déposaient plus de scories emportées d’ici ou là. Qu’a-t-on besoin d’importer du malheur dans une société fraternelle ? A l’extérieur, dans d’autres pays, les journaux, paraît-il, titrèrent sur la répression bloquant le processus de libéralisation qui se serait produite brusquement autour de notre Général. Je n’ai rien vu de tel. Il y a eu un simple retour à la normale. La propagande contre nous à l’étranger n’est pas nouvelle, la désinformation y est manifeste, c’est une spécialité de la presse idéologique. D’ailleurs, depuis la prétendue répression il a été nécessaire de doubler les unités de reflux d’immigration car jamais autant de gens n’ont eu envie d’entrer chez nous, de venir y vivre par tous les moyens. On comprend que les idéologues de leurs pays aient besoin des courants d’air de leurs médias pour stopper l’évasion de leurs peuples, fuyant leur liberté foutoir pour la liberté de l’Ordre.

La force a redonné sa force à la sérénité. Un clochard ex-milliardaire lors de ma sortie déjeuner m’a tendu sa sébile, j’y ai déposé mon aumône; plus de risques constants d’être agressé ni par des voyous dans les rues ni par des élites de façon invisible pour s’octroyer du fric et du pouvoir en prétendant, naturellement, agir pour nous, nous voler et nous agresser pour notre bien.

En plein réchauffement sociétal, Myriam apprit que l’on venait de découvrir le cadavre de Michel. Elle fut secouée quoiqu’elle réussisse assez bien à le cacher. L’assassinat n’était pas à mettre en doute, son évidence imposait le silence aux plus méfiants. Les assassinats sont rares et plus d’une fois on s’est trouvé devant des mises en scène de déviants pour utiliser des morts naturelles contre l’ordre. Mais là on avait tenté de cacher le cadavre découvert par hasard, un hasard toutefois inévitable, dans un recoin d’une usine désaffectée terrain de jeu d’adolescents.

Un gars si sympa... allez comprendre.

Dans l’ombre était tapi un monstre, un meurtrier. Peut-être n’avait-il aucun mobile, il désirait seulement tuer un gars sympa, un jaloux quoi...

Au commissariat ce fut le branle-bas. Mme la commissaire en chef ne croyait pas au fou qui tranche les gorge, à l’accident qui tranche la gorge, à la petite amie éconduite qui tranche la gorge... L’événement sur son territoire devenait forcément national à cause de sa rareté et la plaçait, elle, en pleine lumière. De plus elle avait de bonnes raisons de se demander si ce meurtre n’était pas une manière de la mettre en cause, de la détruire.

L’enterrement fut très suivi, Michel connaissait du monde et puis les caméras étaient en nombre. Asma fut considérée comme sa veuve; son début de carrière permettait à une certaine presse de merveilleux effets sur les drames qui la frappaient. Comme elle était photogénique la mort de Michel l’était aussi. La contamination esthétique gagnait le drame. Avant même de savoir en quoi il consistait des réalisateurs étaient en concurrence pour en tirer un téléfilm.

Rien de critiquable dans la cérémonie. Madox, vieilli, l’air abattu, se tenait à la suite de la veuve très digne dans son malheur. Tout était parfaitement réglé. Une vraie satisfaction pour les professionnels des pompes funèbres qui se montrèrent à la hauteur de l’événement.

Madame la commissaire en chef supervisa le dispositif de sécurité et de surveillance. Elle ne manqua pas de noter que Diane vint mais dans la foule de ceux qui connaissaient vaguement la victime et qu’elle ne paraissait pas affectée. Madox avait échoué en ce qui la concernait; les motivations de sa tentative restaient d’ailleurs incertaines malgré les interrogatoires. Cet homme, selon les psys, n’était pas à considérer comme un cas majeur de révisionnisme. Il n’était pas déstructuré mentalement. Une désintoxication des vaines fumées passéistes avait suffi pour le réinsérer. Il n’avait pas fallu beaucoup frotter pour qu’il paraisse comme un sou neuf.

Son ancienne théorie sur notre société s’était endormie en lui. «La SDBI (société des bonnes intentions), disait-il ironiquement avant, est comme le jeu de l’ardoise magique dont les carrés peuvent bouger parce qu’il y a un vide - il en manque un - et tant qu’il y a un vide; le vide se déplace quand les carrés se déplacent et elle appelle ce mouvement liberté. Mais son obsession est la compensation. Un vide n’est pas possible. Quand tout est compensé, rien ne peut plus bouger. Tout est fixe. Définitivement. La liberté devient l’immobilité.» Quoi qu’il en soit - nous n’épiloguerons pas sur des affirmations, on ne sait jamais trop comment prendre ces raisonnements intellectuels -, la paix avait regagné son esprit avec le lavage du doute pervers par nature.

La police multipliait les interrogatoires pour reconstituer l’emploi du temps de Michel avant sa disparition. Seulement il avait cherché lui-même à brouiller les pistes. Il s’était efforcé d’échapper à un fileur éventuel. Méfiant le gars sympa.

L’enquête aurait dû être fulgurante pour une affaire aussi médiatisée. Or elle piétinait.

Mme la commissaire en chef essayait de le cacher. Un premier coup de téléphone «d’en haut»; puis d’autres; de moins en moins aimables.

La piste des clandestins était logique; on y serait arrivé en suivant les procédures ordinaires mais on était un peu pressé par l’exigence de réussite. On passa donc par-dessus l’étape des renseignements et on lança les vagues d’assaut dans les souterrains. Leur vide surprit. Les rats avaient fui. La raison était la peur. Des traces subsistaient. Quelques-unes. Et puis, alors que Madame la commissaire en chef se sentait perdre pied, on tomba sur une cache d’armes, considérable, le plus incroyable arsenal illégal que l’on ait découvert.

Le lien n’était pas établi avec la victime mais il le fut par la presse qui évoquait complaisamment ses voyages et la police fut bien aise pour une fois de la prétention médiatique... d’un autre côté, il n’était plus acceptable pour les citoyens que l’on ne trouve pas ce qu’ils savaient déjà.

Le jeu de l’étranger armant ses soldats de l’ombre n’avait pas besoin d’être diabolisé, l’ennemi cherchait depuis longtemps par tous les moyens à nous déstabiliser, à nous tuer. On constatait aussi sa capacité à évacuer ceux qui l’auraient compromis. Car on captura du fretin. Les rats bien planqués n’avaient pas systématiquement échappé. Les fils qui auraient dû relier les éléments de l’enquête manquaient. On s’en passa. L’exigence de résultat prima sur la couture. Mme la commissaire tenait à ne pas être virée; on la comprend. On constate simplement qu’en cette occasion elle fut plus efficace que perspicace.

 

 

"Il faut tenir le coup", se répétait-elle. Et aussi tournant dans sa tête : "Je n'ai que ça, ce métier. Je ne lâcherai pas. Il ne faut pas que je lâche." Ferme devant tous Myriam s'était effondrée en pleurs chez elle le jour où elle avait appris la mort de celui qu'elle appelait pour elle-même "l'ami des hommes". Curieuse fascination pour un individu qui niait ses valeurs. Pour elle, en fait, un citoyen du monde était un sans-abri. Mais le rêve de l'autre avait hanté ses rêves. "Jamais je ne lâcherai. Jamais !" Le poids du rêve mort n'écraserait pas sa carrière. Elle était passée par tant d'épreuves. Celle-là était complètement inattendue, elle ne l'avait pas envisagée une seconde, sinon... Pas prévisible. Non. Absolument pas. Elle ne pouvait pas dire qu'il l'avait trompée, il ne lui devait rien, chacun sa route et gare aux croisements. Il s'était embrouillé dans les priorités, un mort n'a jamais raison, il est mort, il a perdu.

Qui se serait douté à la voit diriger les vagues d'assaut des souterrains ? Rétrospectivement et bien informé par des sources diverses dont elle-même, je pourrais dire que son bras de fer et son impressionnante rage froide étaient une vengeance contre le rêve. Cette fille quelconque au passé désastreux avait rêvé. Elle était devant la tombe de l'ami des hommes et elle le haîssait désespérément. De sa mort.

Après la découverte de l'arsenal caché (il passionna la presse pendant trois semaines), les fouilles ciblées de voitures, d'appartements, de garages, de caves, de lieux retirés, et pas seulement dans notre région, furent multipliées. L'opération avait l'adhésion populaire car il s'agissait de la sécurité de tous; si quelqu'un protestait, il était suspect.

On avait eu chaud; personne n'amasse des armes pour ne pas s'en servir; et on ne connaît pas de bombes de collection. Combien étaient-ils donc ?

Avant le nettoyage autour du Général la presse s'était remise, comme avant-guerre, à parler de nos peurs ridicules de l'étranger, de l'inconnu; soyons ouverts aux différences et cetera tralala. En face (plutôt en-dessous) on n'était pas si naïf. Chacun se souvient du refrain d'autrefois : Donnez et on ne prendra rien, livrez votre pays et on ne vous combattra pas. Nous ne voulons pas mourir. Nous ne les laisserons pas nous remplacer sur notre terre. Elle est à nous, nous sommes à elle. Aucun envahisseur ne nous séparera. Ni force armée extérieure, ni force armée intérieure cachée. Agresseurs déclarés ou envahisseurs rampants leur but est le même. Pas de pitié pour les rêves qui nous tuent.

Une initiative de Diane à cette époque laissa Myriam pantoise. La réformée acquit à la lecture des événements une conscience politique. Rien de plus éloigné de sa personnalité antérieure. Elle estimait qu'une femme consacrant sa vie aux finances de l'art ne peut rester indifférente et inactive face aux drames de sa société. Elle fonda une association : "Femmes de lumière", dont le but résidait dans la surveillance des déviants et des étrangers susceptibles de nuire aux libertés fondamentales et autres des femmes. L'intention était bonne, donc louable.

Je la revois dans la rue une pétition à la main - sur l'interdiction des hybrides en couverture des revues féminines - qu'elle s'efforçait de faire signer à un clodo ancien milliardaire paniqué. Le malheureux fantasmait sur son temps de punition allongé s'il signait et également si son refus était jugé une violence contre l'insistance de la dame. Enfin elle le laissa non sans lui avoir dit que, apparemment, son châtiment ne portait pas ses fruits et qu'elle ferait savoir son mécontentement au service chargé de sa surveillance. Le pauvre homme dut vider d'un trait son litre de rouge pour se réconforter. Néanmoins il faut surtout considérer le côté positif de l'effort de la réformée. Loin d'"émerger" comme on l'avait craint, elle s'avérait une réussite du système, elle s'engageait pleinement dans la vie de sa cité, elle avait à coeur le bien de tous.

Avant-guerre on vivait constamment sous la menace de la terrible inquisition des médias. Si vous résistiez à la pensée gauchiste et de musulmanisation de votre pays, la presse s'acharnait sur vous; après avoir mis votre tête partout, dans ses colonnes, sur des affiches, ses sites internet, comme celle de l'homme à abattre, elle vous insultait, sans risque judiciaire, elle vous salissait, sans risque judiciaire, elle vous démolissait, sans risque judiciaire. Le comble du comique est qu'elle se faisait passer pour le soutien de la démocratie ! Jamais la corruption et la collaboration avec l'ennemi n'avaient pu monter une telle inquisition et on présentait ça comme le summum des libertés ! Des libertés impitoyables, d'une cruauté inouïe, qui programmaient froidement votre disparition. Les libertés des journalistes n'étaient pas celles des citoyens. Les leurs nous interdisaient de penser, d'exister; pour cela nous étions interdits de publication : leur inquisition fouillait le moindre écrit et toute défense de son pays était écartée, le talent consistait à trahir, les copains des copains collabos  seuls avaient le droit réel de dire, écrire, tourner des films, les autres avaient le droit théorique; si un opposant à l'inquisition éditoriale était invité à une émission de télé pour faire démocrate, pour faire semblant, le but était de lui couper la parole, de l'empêcher de s'exprimer en prétendant le lui permettre; ensuite les djournalistes copainscopains extrayaient la "petite phrase" qui serait répétée en boucle partout en roulant des yeux effarés et en poussant des cris d'horreur; la désinformation inquisitoriale gochomusul était partout, tenant tout le système d'expression, y compris la chanson.

En limitant les libertés des djournalistes on augmente les libertés des citoyens et on rétablit la véritable liberté de la presse qui ne consiste pas à démolir.

Des dérives avaient de nouveau eu lieu avant ce que l'on se mit à appeler "le coup d'éclat récent du Général", une sorte de rappel à l'ordre plutôt qu'une reprise en main, et sur le territoire surveillé par Madame notre commissaire des abus restés impunis marquaient encore les esprits. La presse SS avait resurgi, elle avait été tapie dans les souterrains attendant l'occasion. Il fallait envisager un rapport armes infiltrées-mort de Michel-presse collaborationniste. La pression fut forte sur madame la commissaire en chef qui comprit qu'elle était justifiée.

L'enquête obligea à la fouille de quelques bureaux et appartements. Les djournalistes unanimes s'indignèrent de cet odieux attentat à leurs libertés par les forces "réactionnaires" : l'emploi de ce mot aurait suffi à prouver leur degré de perversion idéologique mais les preuves écrites abondèrent, leur confiance en leur puissance les perdait, ils se croyaient tous les droits parce qu'ils savaient crypter un fichier. Prétentieux, venimeux, mielleux : le répugnant trio des "qualités" journalistiques. L'action n'entraîna que des sanctions modérées. Aucun réformé, aucun emprisonné. Les photos des plus coupables furent publiées en une avec les motifs de leur condamnation; des psys spécialisés dans la presse (on en trouve de spécialisés pour tout, le vox populi les a baptisés les "charognards gourmets") s'occupèrent de ces malheureux perturbés; la presse cessa de vouloir diriger le peuple en prétendant le servir.

 

 

IV

En fait, avant le drame, les avertissements n'avaient pas manqué, les signes précurseurs non plus. Mais quand on ne veut pas voir... Et qui veut voir le malheur marcher sur lui ? On avait préféré regarder ailleurs, ce qui signifie que l'on savait où ne pas regarder. Chacun espérait ne pas être mêlé à un drame, ne pas subir d'épreuves. C'est humain. Chacun espérait que quelqu'un agirait et réglerait les problèmes. C'était sot. Comme tout le monde refusait de savoir et attendait, des fuites d'eau remontaient des caves et commençaient de recouvrir la surface.

Les plus suspects, genre Madox, ne bougeaient pas; très surveillés, ils monopolisaient même la vigilance. Ailleurs les rats couraient d'un lieu à un autre, les passants avaient toujours une bonne raison de regarder dans une autre direction.

Et puis la longue période de stabilité avait créé une fausse certitude de sécurité. Nous avions des sentinelles officielles, elles somnolaient. Ceux qui avaient la charge de signaler l'ennemi et d'appeler aux armes s'ennuyaient depuis trop longtemps à leur places.

La mort est dans le confort, on y perd ses défenses. Les dératisations annuelles tenaient plus du jeu que de la guerre, or la guerre se dressait chez nous devant nous et on voulait ne pas la voir.

Madame le commissaire en chef avait reçu une lettre anonyme au sujet de Michel. Pas claire. Diffamatoire à l'évidence - mais la suite a démenti l'évidence. Elle aurait pu la jeter mais la procédure fut observée. Elle avait elle-même contacté la cible de la malveillance davantage pour avoir une indication sur l'expéditeur de la lettre que pour vérifier ses dires.

Le choix d'une rencontre hors domicile, à un bar sur le port sera jugé curieux pour une enquête mais après tout il s'agissait de ne pas inquiéter la victime de la diffamation. Elle tenait à éviter l'hybride qui ces derniers temps avait essayé à plusieurs reprises d'avoir avec elle des rencontres "fortuites"; elle avait réfléchi aux buts mais refoulé les causes.

Plus tard nous avons réalisé  que ce n'était pas la première fois que nous voyions Myriam et Michel ensemble à un bar, et même à un restaurant, mais moins. Bref on aurait pu le classer dans ses relations. A quel titre, ça... Il est vrai aussi que son travail l'amène à fréquenter pus les suspects, et parmi eux des coupables, que les autres. Une commissaire n'est pas suspecte d'être avec des suspects. Il faut une certaine confiance en l'autorité, sinon elle n'a plus d'autorité - et on n'est plus défendu.

Les règles ont été observées, la crise n'est pas née d'un dysfonctionnement. On a pu en déduire ensuite que les dysfonctionnements sont nécessaires pour que les sentinelles officielles ne s'endorment pas. Et dire que l'on croyait qu'il fallait absolument que tout fonctionne parfaitement ! On se braquait sur l'observance des règles, on avait tout faux.

Celui qui a peur de la guerre a déjà perdu la guerre. Un entraînement à son horreur peut seul révolter suffisamment pour éviter de devenir faibles. Ainsi on avait cru qu'il fallait toujours faire éclater les bulles avant qu'elles ne nuisent, or il est politiquement nécessaire que des dysfonctionnements retardent parfois l'action qui aurait sauvé de l'une d'entre elles.

Toutefois si Madame la commissaire commit des imprudences en ce qui concerne Michel, voire une erreur, ce ne fut pas volontaire, les ordres n'étaient pas encore, si j'ose dire, "aussi avancés", la sécurité totale passait par la réussite. Ultérieurement certes les commissaires des régions reçurent des ordres qui donnèrent un air moins figé à notre société, furent contraints à une certaine inefficacité qui obligea les sentinelles officielles à rester éveillées.

Est-ce que le gars sympa l'avait embobinée ? Il y a des malins et elle était sans doute plus fragile que son parcours de carrière, si l'on peut dire, ne l'aurait laissé supposer. Myriam était une brave fille toute simple, donc sous la carapace de sa fonction vulnérable pour un gars sympa.

Peut-être aussi s'était-elle mise à penser. Il est délicat de définir ce qu'il faudrait entendre par là, tout le monde pense évidemment mais il s'agit en somme d'un hors limites, prétendre - à tort ou à raison - que l'on peut s'avancer au-delà de la fin des mondes et qu'il y a un monde, la pensée en ce cas commence où on croit généralement qu'elle s'arrête. Au lieu de penser dans sa fonction et selon sa fonction, dans sa vie privée de citoyenne et selon sa vie de citoyenne, elle avait tenté une sortie avec le gars sympa pour guide. Une sortie folle.

Remarquez que les bribes de conversation entendues et rapportées (sinon à quoi bon avoir écouté) permettent difficilement de se forger une opinion si l'on n'est pas expert en la matière. Or qui est expert en pensée ?

D'ordinaire elle est, dans sa version hors limite, tolérée en quelques lieux, essentiellement des universités; assiégée ou protégée on n'en finirait plus d'épiloguer. En tout cas elle a ses professionnels, lesquels sont très jaloux d'intrusions de non-professionnels dans leurs domaines. Il s'agit donc en somme d'une secte.

Que l'un des leurs ait essayé d'y attirer une commissaire en chef dont la fonction est de lui éviter les agressions en l'empêchant de sortir de ses lieux de résidence paraît paradoxal. Il faudrait supposer des intentions de déstabilisation, monstrueuses par nature car une société déstabilisée, en crise, devient une cible tout en étant secouée de tremblements de terre meurtriers. La pensée tue. Lénine, Hitler, Mao, Bush, on s'en serait passé avec profit sans perte.

Les pensées sont d'abord comme des petits chiens, amusants et si câlins; puis ils grandissent, il faut les nourrir, trouver à les nourrir, ça mange énormément ces gros animaux, ils risquent de cous coûter une fortune. Et puis ils mordent. Ils attaquent parfois sans que l'on comprenne pourquoi. Mais le danger maximal ne se profile qu'à l'apparition des fées naines. Elles sont nos rêves. Les fées naines montent les chiens hurlant; folles de joie elles ont enfin le pouvoir d'attaquer tout ce qui s'oppose à elles; les chiens déchiquettent pour elles leurs ennemis. La folie des rêves s'est emparée des armes de la logique. Les cavalières n'ont pas de remords, les montures obéissent désormais aux cavalières. Il n'y a pas de limites à leurs folies, elles jouent avec les vies, avec les mondes, tout est moyen pour elles, or elles sont la cause et elles sont le but, leur propre but. Tout rêve meurt de s'atteindre. Les chiens aussi sont mortels. Et l'effroyable puanteur de ces charniers écarte les survivants, leur tient lieu de sagesse - une idée aussi, dangereuse elle aussi -, les protège un temps.

Si Myriam s'est mise à penser (en ce sens-là), pas étonnant que l'on ait frôlé le drame; non seulement elle sortait de son élément, sa fonction, mais elle laissait sortir de ses forteresses l'ennemi protégé.

Donc sur le port (plus exactement la terrasse d'un bar; après, un bout de trottoir, puis la voie à sens unique, puis les pistes cyclables, puis le trottoir, puis le parking, puis le port). Elle voyait le haut des bateaux, elle voyait surtout les voitures passer. Elle était arrivée la première. Pas d'impatience à noter. Michel arrive dix minutes plus tard. Ils s'embrassent sur les joues. Leurs boissons sont sans importance (quoique... Un mitsaku pour Madame et un irish café pour Monsieur) Tout cela est connu par une très vieille dame qui occupait utilement ses loisirs constants. Evidemment sa vue et son ouïe n'étaient pas celles de ses seize ans. De sa place la figure de Michel danse d'une épaule à l'autre de Myriam dont le dos reste immobile; parfois la figure disparaît dans la tête de Myriam. Ils ne parlent pas fort - ce qui est logique, à une terrasse de bar, mais gênant (pour ceux qui prennent soin de ne pas être entendus et pour ceux qui les écoutent. Rien ne vaut la transparence). L'un des premiers mots qui ressortit du magma de mots fut "alarme", repris par l'un et l'autre. Ultérieurement on se dit qu'il s'agissait peut-être du mot "armes". En ce cas Madame la commissaire avait lu sur la lettre anonyme des renseignements capitaux qu'elle aurait dû utiliser immédiatement. Surtout le témoin  a distinctement  entendu cette phrase prononcée par le mort futur : "Les chats de Brinsville ne sont plus ceux de mon enfance, ils ne me reconnaissent plus." Toute la ville s'est répétée cette fameuse phrase pour la décrypter. Plusieurs sens sont possibles. Un : le gars sympa craignait les chats - vous voyez le problème ? -, il avait de bonnes raisons pour... Deux : Brinsville serait le lieu de son enfance, il se sentirait coupé d'elle, son parcours universitaire l'aurait à jamais coupé des chasseurs avec lesquels il avait été élevé (mais quelle évolution a celui qui ne se sent plus chasseur ? Autre problème...). Trois : eux ne le reconnaissent plus mais lui les reconnaît; ou il est amer de leur oubli ou il se sent là-bas en sécurité parce qu'il y connaît ses ennemis qui eux ne se méfient pas. Quatre... Mais inutile de passer en revue toutes les interprétations possibles. Aucune n'est favorable au couple mystérieux. Notez qu'au moment de leur séparation Myriam a "murmuré" à Michel : "A bientôt". Ce n'est pas l'expression qui retient notre attention, mais le fait qu'elle l'ait "murmurée". La banalité est ainsi devenue douceur, demande, promesse. La simplicité peut être enceinte de sous-entendus. Il est prudent de la forcer à avorter. Revenons en arrière pour le moment crucial de la rencontre. Le bras gauche de Madame la commissaire en chef a permis à sa main gauche de fouiller dans une poche de son manteau et d'en ressortir quelque chose (notre témoin ne pouvait s'approcher), chose qui a dû être communiquée, donnée à Michel car sa tête a moins dansé d'une épaule à l'autre de Myriam - un nerveux, ce Michel - et dans ses apparitions gardait les yeux fixés sur la table. Madame la commissaire avait-elle apporté la dénonciation à Michel ? Le fait serait grave; il est interdit de communiquer une dénonciation puisque l'informateur risque d'être mis en danger. Elémentaire déontologie. Ils ont également "pensé" ce jour-là. Michel, et là c'est sûr certain, a parlé de "l'âme malade" et de "sclérose des institutions conservatrices". Et pas de réponse véhémente. Elle écoutait. Mon sang bout rien que d'y penser. Des salopards ! Le virus insensiblement gagnait des victimes, il avançait sa mort sur notre société. La parole est le vecteur de cette peste. On ne s'en protège donc pas au moyen de la parole. Dans une discussion il ne suffit pas d'avoir raison pour avoir raison. Un virus a des stratégies qui utilisent "l'état d'âme" pour affaiblir les défenses naturelles (par exemple on parle aux femmes de pauvres enfants malnutris, tristes, sans jouets... et ceux qui protestent passent pour des coeurs durs). Une commissaire en chef ne risque pas d'être convaincue car elle ne discute pas - en principe. La nôtre, à l'évidence - enfin, probablement -, avait failli au principe. Nous étions en danger à cause de sa faiblesse. Elle agissait en sorte que l'on n'ait rien à lui reprocher officiellement mais une police non-officielle doit surveiller la police officielle sinon ses dérapages causeront notre perte, la méfiance envers les institutions est garante du bon fonctionnement des institutions.

Le gars sympa n'avait pas l'air préoccupé en partant. Elle non plus. Elle avait remis la chose, la lettre sans doute, dans sa poche et ni vu ni connu croyaient-ils. Quoique... Madame la commissaire en chef ne pouvait pas ignorer que pour le bien de tous, parce que tous doivent aider, pour éviter aux autres l'émergence d'une catastrophe, tout le monde surveille tout le monde. Dans n'importe quel petit village cela n'a-t-il pas toujours été le cas ? Pourquoi certains prétendent-ils s'en insurger lorsqu'il s'agit des villes ? Non, elle ne l'ignorait pas. Elle s'était montrée avec lui afin de ne pas être surprise avec lui. Quant à ses intentions elle était certaine que l'on ne prouverait rien.

Peut-être dans certains cas faut-il savoir se passer de preuves. Les certitudes passent au second plan quand il y a danger. Mieux vaut se tromper que laisser les rats vous donner leur peste. Seriez-vous prêt à assumer la perte de votre société parce que vous n'auriez pas osé agir à cause d'une insuffisance de preuves flagrantes ? alors que les présomptions étaient écrasantes ?

Ce Michel, en acceptant Asma, avait accepté le passé d'Asma, sans le connaître sûrement, mais on voit l'ombre si on ne sait pas ce qui s'y trouve, on sait l'essentiel en ignorant les détails. Un homme qui se met en ménage avec une hybride doit assumer l'ascendance de celle-ci. Avait-il cru supprimer le passé par l'amour ? Il n'était pas niais, pas à ce point en tout cas, bien sûr que non. Il a voulu l'assumer. Assumer le passé de quelqu'un d'autre ! Tout compte fait, il était niais, aucun doute.

Et elle ? Elle y a cru ? Elle a cru que son héros prenait son passé à elle sur ses épaules à lui et qu'elle en était libérée ? Oh, plus de passé. Magique. Elle était plus physique si vous voyez ce que je veux dire, qu'intello. L'expérience prouve que même les gens les plus intelligents peuvent croire n'importe quoi, alors les autres... Et elle faisait partie des autres, sûr.

On ne va pas épiloguer sur les responsabilités comme au tribunal. Un coupable potentiel est déjà un coupable. Dans les meurtres qui concernent la justice, chaque année tant d'êtres humains sont "condamnés" à être victimes et tant parce qu'ils ont été les coupables. On connaît d'avance approximativement le nombre de victimes de l'année, et par conséquent le nombre de coupables. Les victimes sont condamnées à mort (sans fautes), les coupables non (avec crimes). La justice a bonne conscience. Elle a fait ce qu'elle pouvait, c'est-à-dire constaté son impuissance. Quelles que soient ses condamnations le nombre de victimes de l'année suivante ne diminue pas. Elle gère. On ne peut lui reprocher son impuissance. Mais force est de constater que la gestion des assassins ne sert à rien. Même un tueur en série une fois démasqué et sa tête affichée partout ne pourrait plus tuer que lui-même; les hommes de main des mafieux seraient illico en retraite ou assassinés; les amateurs resteraient amateurs. La justice est un facteur de satisfaction sociale; son inefficacité ne lui nuit pas; son illusion est si crédible que beaucoup lui font confiance. Imaginez maintenant que nous nous contentions de cette illusion pour sauver notre société ? Remettre notre avenir, celui de nos enfants entre les mains de vent d'une statue gonflable. Et aux courants d'air médiatiques. Faut être crétin quand même ! Sacrément !

La survie d'une société n'est pas une affaire de justice. Uns société, son existence, n'est en soi ni juste ni injuste. Rien à voir avec les lois. Elle est "avant" les lois, elle n'en dépend pas. La société dépend des citoyens. Pas des élus, des magouilleurs, des profonds penseurs etc... Rien à faire d'eux. De tous les citoyens. De tout citoyen. Tout citoyen qui se sait responsable de l'avenir (ou de la mort) de sa société est, en ce qui concerne son action en ce sens, "avant" la loi. Hors la loi. Nécessairement.

Qu'importe les coups de vent éventuels ? Nous sommes quelques-uns à nous occuper de l'essentiel. Madame la commissaire en chef n'avait pas encore compris; avec Michel elle prenait l'écume pour la mer.

Patience. Son prédécesseur avait mis du temps lui aussi. Il avait même eu sa période de "pensée". Nous, nous construisons, reconstruisons, refaçonnons les limites. Et nous gardons les portes. Qui sort n'est pas sûr d'être autorisé à rentrer. Hors loi.

Asma devait être pleinement heureuse à cette époque. Tous ses souhaits se réalisaient. Compagnon, succès, moyens financiers, popularité; le désir était devenu la vie. Tout ce que nos petites filles avaient rêvé aussi, et elles trouvaient chez elles la place prise; par trucage d'ailleurs; l'hybride bénéficiait de passe-droits des "esprits supérieurs" qui allaient forcer notre société à "avancer" en lui imposant des étrangers à sa tête; le progrès était en marche par la pute Asma. Nous sommes tolérants dans la mesure acceptable, nous ne nous fâchons pas tout de suite contre les idéalistes, les niais et les collabos. Qu'Asma devienne le rêve de nos petites filles en occupant la place des grandes ne nous satisfait pas mais passons...

Les rues sont paisibles dans une région sûre de ses citoyens. Il faut que l'esprit civique baisse beaucoup pour que l'insécurité augmente. Avant-guerre, les citoyens-de-papiers, comme on les appelait, représentaient une menace constante, les agressions étaient innombrables, la guerre qui ne disait pas son nom régnait entre nos murs. Cela ne recommencera pas. Tous les collabos, les grands "penseurs", les médias idéalodollars n'y parviendront pas. Nous savons.

Après la mort de Michel et la découverte de la cache d'armes (on dit "la" à cause de la plus importante, celle qui a frappé les imaginations, mais on en découvrit d'autres), certains "esprits éclairés" tentèrent d'utiliser la vieille recette de la provocation policière, des preuves créées par ceux qui les trouvaient. C'était faux et ils ne l'ignoraient pas. Mais le faux laisse ses traces dans les têtes et avec le temps qui se  souvient que le faux était faux ? Pourat et Louzette autrefois avaient fréquemment utilisé ce système. On ne se fâcha pas. On exigea qu'un film TV consacré à ces deux criminels passe sur toutes les chaînes à 20 h 30 dans un but d'éducation civique, essentiellement des enfants mais en famille, ce qui vaut mieux que l'école. Certains poussèrent les hauts cris ! Ils durent s'excuser publiquement de leur manque de civisme. Une société est faible quand les contestataires de son emprise se permettent des insolences quotidiennes au nom des libertés ! Les leurs contre les nôtres, les leurs contre celles des citoyens qui n'appartiennent pas au monde shooté des médias. Si le délire verbal charme facilement les gens qui travaillent, il démolit en feignant d'amuser. L'ordre met les fous au pas des travailleurs.

On peut affirmer que, après l'épreuve, la table était mise, sur une nappe propre, dans une salle à manger bien tenue, et que de la cuisine provenaient des odeurs agréables de viandes rôties, de légumes variés et de gâteaux appétissants. Le nombre de couverts correspondait au nombre de convives, pas plus pas moins.

Myriam s'arrondissait et son appétit augmentait. Elle renonça à "penser". Elle comprit que la "pensée" n'était pas la bonne voie. Surtout pour elle, une commissaire. La pensée retourna dans ses locaux; on eut la paix avec cette chienne en chaleur. Les temps ne s'arrêtèrent pas, la fin du monde n'eut pas lieu, les pythonisses changèrent de prédictions.

Madox, par opposition sans doute au réalisme dominant, remit quelques piquants, quelques stimulus dans ses cours. Prendre, dans une certaine mesure - raisonnable -, le contre-pied de la façon de penser générale n'est pas négatif en soi puisque la contestation localisée permet une surveillance aisée. Il eut plus d'élèves, les esprits forts de demain. Un jour il dit : "Chacun chemine, pour accueillir plus de passants il suffit d'élargir la route." Ces propos furent largement commentés et il reprit la place de chef de file avantgardiste qui fut la sienne avant ce que l'on pourrait appeler "la crise Michel". Ne la méritait-il pas ? N'avait-il pas même souffert dans les geôles impitoyables de l'état ? Il écrivit d'ailleurs à l'intention de ses fans un opuscule : "Comment tenir dans l'enfer carcéral". Cet homme était utile "à tous" à la place qu'il occupait. On n'échappe pas à une certaine contestation, l'important est qu'elle ne nous échappe pas. La jeunesse se construit parfois par opposition, il faut veiller à ce que cette opposition la conduise dans nos bras. Une société ne doit jamais relâcher sa vigilance. La taulairance est une somnolence. Les idées étroites ont cet avantage sur les idées larges que l'on peut compter et fouiller et scanner et questionner les passants.

 

 

 

Troisième partie :

LA PEUR DE SOUFFRIR

 

I

L'enquête officielle seule était close, Madame la commissaire en chef cherchait toujours les faits derrière les faits. Or toute vérité n'est pas sociale; elle peut ne concerner que Sirius, son point de vue nous laisse glacés. Balayons bien chez nous, que tout soit propre, net; mettons les saletés à la décharge du dehors.

Les Etasuniens appellent liberté ne pas oser sortir seul dans les rues la nuit, ne pas oser entrer dans nombre de quartiers, subir des agressions physiques, visuelles, sonores fréquemment, être insulté, être mis à la porte de son travail, être très riche pour un tout petit nombre, s'abrutir de télé des heures et des heures, s'abrutir de sport des heures et des heures, s'abrutir de bruit-musique des heures et des heures, parfois tout à la fois... Pas  nous.

L'idée fixe policière était la reconstitution de la dernière journée de Michel, de combler les vides manquants. La chance est censée servir la justice. On ne voit pas pourquoi elle serait anti-sociale, pourquoi elle serait la servante de la connaissance "impure". Les dogmes, trop souvent,, priment sur l'intérêt commun. On admire Antigone qui était une sotte; effacer les différences entre agresseurs et agressés c'est perpétuer les guerres; on a pendu les chefs nazis, on ne les a pas blanchis au nom de Dieu. Mais non, nous ne nous sommes pas éloignés du cas Michel. Avait-il aidé les rats à se procurer des armes ? Il n'avait pas voyagé en cherchant à ne pas être suivi pour le plaisir. Après la crémation ses cendres furent dispersées sans prière sur la mer depuis l'hélicoptère de la gendarmerie. On  prétend que Madame la commissaire en chef procéda à l'opération en personne. Tant qu'on prétend, on ne sait pas, c'est très bien de ne pas savoir.

Les faits ne sont pas les faits, ils ont des significations. La police et la justice doivent tuer les significations. Il ne reste qu'un squelette parfaitement nettoyé dont même les enfants n'ont pas à avoir peur. Dans la nature il y a des charognards, des corbeaux, des vautours... dont on honnit sottement l'utilité. Nos peurs de la mort et de la souffrance nous troublent le jugement. Certains sont bouleversés devant le spectacle du nettoyage naturel comme si la souffrance existait encore dans le corps après la mort. Ils ressentent eux-mêmes les coups de bec, ces grands sensibles. Madame la commissaire n'en est pas là mais la comparaison de son métier avec celui de charognard lui déplairait. A tort. Le croque-mort a besoin de ses aides sociaux. Ne nous fâchons pas pour une comparaison dont l'honneur est mal perçu. Le boulot était terminé et Madame la commissaire en chef s'acharnait pour des cendres.

Un jour, elle rentrait chez elle un sac chargé des courses qu'elle venait de faire au supermarché à chaque main lorsque Madox du trottoir en face (Attendait-il ? Hasard ?) traversa et lui proposa son aide. Elle était enceinte de plusieurs mois, ça se voyait. Lui était amaigri; pas mal de cheveux blancs; des lunettes maintenant. Les banalités d'usage et l'intérêt poli pour l'autre soigneusement observés, il risqua une question qui, sans doute, lui tenait à coeur :

"Pensez-vous qu'un tribunal jugerait l'assassin de Michel coupable ?"

Elle lui lança un drôle de regard, en biais.

"Vous vous sentez concerné ?

- Tous ses amis se sentent concernés.

- Drôle d'ami."

Et pourquoi n'aurait-il pas réellement posé la question sans arrière-pensée ? Voire pour meubler. Vous voyez une femme peiner avec ses sacs, vous vous sentez presque obligé d'aller l'aider, il faut trouver quelque chose à dire. Mais pour elle, à cause de la tournure professionnelle de son esprit, il venait de devenir suspect. Il y a des gens qu'il vaut mieux ne pas aider.

Il murmura :

"Michel a beaucoup compté pour moi. Plus que vous ne croyez."

Un silence tomba sur eux, chacun réfléchissait, lui à son "amitié", elle aux perspectives ouvertes en imaginant l'ami coupable; jusqu'ici il avait été écarté à cause de la surveillance étroite dont il était l'objet et parce que son lien avec des armes paraissait invraisemblable.

Elle reprit :

"Tous les motifs seraient étudiés par un tribunal. Avoir sauvé l'état n'excuse pas le meurtre; il suffisait d'une dénonciation..."

Assurément elle ne croyait pas qu'il allait lui répondre qu'elle en avait reçu une, qu'il le savait. Mais un trait du visage, un regard particulier aurait pu... non.

"Je pense souvent, dit-il, à cette mort dans un lieu sordide; l'agonie a duré plus d'une heure, n'est-ce pas ?

- La presse répète, elle ne sait rien.

- Mais vous, vous savez; il est mort là ?"

Il s'était arrêté et elle s'arrêta aussi, ils se fixaient.

Deux fous aveugles essaient de faire parler un mort. Chaque question est un coup de couteau absurde. Un aveugle "regarde" l'autre aveugle, il s'étonne que l'autre ne le voie pas. Le mort, au lieu de séparer, commence d'unir; les coups de couteau deviennent des fils, des liens qui attachent les deux aveugles. Voilà. Ils ne se sépareront plus.

"Il a été jeté là, répondit-elle, mais il a été tué ailleurs.

- Et il s'est rendu compte ?

- Probable."

En fait elle l'ignorait. Mais l'imagination de Myriam l'avait emporté sur son savoir, elle avait vécu et revécu les faits et certains étaient devenus vrais. Trop vrais pour être honnêtes.

Ils s'étaient remis en marche. Alors elle eut ces paroles imprudentes :

"Le crime social dépend de la justice sociale, le crime privé appelle une punition privée."

Cette distinction, et de sa part, rétablissant la vengeance comme auxiliaire de police, comme si le privé n'appartenait pas au social, me fut rapporté par elle-même longtemps après en preuve de sa bonne foi.

Madox blêmit.

"Je n'irais pas si loin", murmura-t-il.

Aucun aveu de culpabilité ici, mais on peut toujours sentir se renforcer un doute quand un "ami" émet des réserves sur le fait de châtier le meurtrier d'un ami.

En tout cas il n'avait pas agi en personne. Il fallait supposer des complices ou plutôt une manipulation particulièrement habile de sa part pour que les alliés de Michel le croient un ennemi infiltré... Madame la commissaire en chef échafaudait malgré elle et surtout essayait de comprendre pourquoi il l'avait abordée et était venu se rendre suspect.

On arrivait à la porte du parc de son immeuble, il l'accompagna jusqu'à la porte du hall. Là, lui rendit son sac, avec un coup d'oeil discret vers son ventre, il dit :

"Vous l'appellerez comment ?"

Elle eut un regard fier :

"Michel."

Et comme il restait étonné, ne comprenait pas, elle ajouta avec un petit sourire :

"Michel... fils de Michel."

 

 

On ne saurait blâmer son premier choix. Physiquement, intellectuellement la père était valable. On n'améliore pas sa famille avec des quelconques. Notre médecine est capable d'établir et corriger selon les voeux de la mère la génétique du foetus; évidemment si les deux donneurs sont médiocres le travail est ingrat, inefficace; Myriam avait voulu que le fils ressemble au père le plus possible, seule la forme des yeux rappellerait la mère, mais ils seraient bleus. Pour les capacités son côté pratique prendrait de l'importance par rapport aux puissances de conception spéculative; limiterait donc... comme on le lui souligna, mais pour elle son fils aîné devait naître en armure. On ne l'abattrait pas comme son père.

Le choix des pères reste secret donc elle échappait à toute polémique. Ceci prouve la compétence du législateur. En effet, dans le cas contraire, la populace aurait forcément exigé un avortement, les discours scientifiques n'auraient jamais pu la convaincre de l'inanité de son exigence. Le secret permettait à la science, à la morale et à la liberté individuelle de se promener ensemble sans gêner. En harmonie sans mensonge. Le bonheur des enfants a besoin de l'ignorance, de la leur et de celle des autres.

En attendant Michel Myriam pensait déjà à ses frères. La liste de pères potentiels s'était allongée considérablement, elle demandait son avis au foetus, discutait avec lui de son prochain choix, il s'agissait d'une décision "en famille", elle n'était plus seule, elle ne pouvait plus tenir compte de sa seule préférence. Un choix a un poids pour les choix suivants. On ne peut pas l'ignorer. Il est lourd de conséquences. Un pas dans une direction est sans marche arrière, il exclut aussitôt quantité de directions.

On aimerait tout de même connaître les raisons, en admettant que ce terme convienne, de la préférence pour Michel, ou plutôt de sa désignation. Car préférer un gars sympa, soit, mais de là à le désigner. Surtout quand il s'agit d'un terroriste. Et on revient à la question : que savait alors précisément Madame la commissaire en chef ? Prévenue en outre par une lettre anonyme. Sa fonction lui avait obligatoirement fourni sans qu'elle le veuille nombre de renseignements. Et elle n'était pas femme à renoncer à la connaissance de ceux qui auraient dû lui rester secrets alors qu'il s'agissait du choix d'un père. Si on creuse un peu la question, les qualités de Madame la commissaire la rendent en fin de compte carrément suspecte.

Il y a bien l'excuse de l'amour. On n'avait pas pu la piéger avec l'hybride, on avait utilisé son compagnon. Maquée par un terroriste la commissaire aurait filé droit. Droit dans le mur. L'hypothèse tient la route (jusqu'au mur) mais pourquoi avoir un enfant dans ces conditions . On pensait mieux la tenir par l'enfant ?

Myriam se sentait très heureuse, elle parlait à l'enfant de son père, elle lui racontait leurs rencontres, ils étaient trois. Elle omettait la fin, le fils l'apprendrait vers quinze seize ans, pas avant.

D'abord sur sa liste elle rétrograda sérieusement Madox. Il avait reculé dans son estime. Puis il regagna des places. Même vieilli, il restait exceptionnel. Elle appréciait les hommes exceptionnels. Ceux auxquels dans une autre société elle n'aurait pas eu "droit". Toutefois l'idée de sa culpabilité possible la contrariait; n'y avait-il pas incompatibilité désormais en quelque sorte ? Quoique, après tout, dans la vie la plus ordinaire, quand deux amis se brouillent, se séparent, ils découvrent souvent qu'ils ont couché avec la même femme, voire chacun avec la femme de l'autre; rien là de si étrange; la femme est le lien, quoique ignoré; on n'en prend conscience qu'à la dispute; l'amitié meurt, le lien survit; il a sa propre vie.

L'habitude lui vint de sortir avec Charlie Charlot. Il n'y avait rien entre eux que la familiarité. Sortir seule lui déplaisait. Le réformé, avec son humeur égale - comme tous ces gens-là -, ses naïvetés charmantes - dues à un vrai fond d'honnêteté -, ses plaisanteries jamais vulgaires, ses analyses fines de ce qu'ils voyaient, la changeait de la boue de son travail, elle aspirait à un elle-ne-savait-quoi. Il était parfait pour un elle-ne-savait-quoi.

Les jours copiaient les jours. Quand on en a eu un bon, on a intérêt à le répéter, sinon Dieu sait quelle vacherie, quelle saloperie sera le lendemain. Déjà le hasard vous attend aux tournants et des tournants l'esprit malin, Satan et co., en a flanqué partout, des ronds-points sans arrêt. Sa collection de gris-gris la rassurait. Tout irait bien. Avec ça une petite personne pieuse, notre commissaire, aucune religion n'était laissée pour compte, chacune avait régulièrement droit à son enthousiasme rituel. En même temps assez fouineuse. Le spirituel n'empêche pas le professionnel. On craignait un peu de voir débarquer sa foi. Myriam laissait toujours quelque offrande - modeste -, Madame la commissaire en chef avait toujours noté quelque irrégularité et l'amende arrivait avec le prochain courrier. Dieu seul l'aimait, elle en avait conscience, sur ses représentants elle aurait beaucoup à lui dire.

Des religieux estimaient que la liberté religieuse nécessitait la liberté fiscale, leurs arguments reposaient sur leurs aides sociales plus larges, plus dégagées de justifications des demandes par les défavorisés, plus généreuses que celles de l'état. On leur répliquait qu'ils ne faisaient que redistribuer aux pauvres l'argent donné surtout par les pauvres comme l'état lui-même qui a un devoir non pas pour une partie des citoyens mais pour tous et qui par conséquent exige de l'argent de tous. Les grands patrons de l'économie eux aussi se jugeant très utiles demandaient à répétition de bénéficier d'importantes réductions d'impôts, leurs raisonnements leur paraissaient même logiques, convaincants; quand certains devenaient trop convaincus, quelques temps en clochard leur remettaient la tête à l'endroit. Avec les religieux c'était plus difficile et plus facile, on les renvoyait sans ménagements à leurs prières.

Ainsi Madame la commissaire en chef, si douce de nature, si gentille, acquérait involontairement une réputation d'intransigeance, de despotisme fiscal, d'acharnement inquisitorial, de coeur sec archisec, de militante masquée de l'égalitarisme, de rigidité contractuelle, d'intolérance aux défauts humains trop humains, de fanatisme policier, de double personnalité, de cynisme religieux, de tendances sadiques, de volonté de domination, de manque de compréhension, de manque de flexibilité... Un chêne, pas un jonc, aïe; il était urgent qu'elle opère une action médiatique pour se concilier les sympathies.

Elle demanda conseil au charmant Charlie Charlot. Celui-ci, qui avait eu des relations sexuelles avec diverses femmes bien placées des affaires et des médias, toutes amatrices du charme étrange des réformés, lui proposa de participer à une soirée de charité pour les jeunes handicapés, un spectacle faux-spectacle où des adultes en bon état, consentants, faisaient de leur mieux pour jouer, chanter, exhibaient leur dévouement en bravant le ridicule. Madame la commissaire en chef annonça pour la première fois sa participation. Son prédécesseur ne s'était jamais intégré à ce point-là à notre communauté, ce fut donc un événement. On vendit les places un peu plus cher.

 

 

"Ne pas nuire.

Assister toute personne en danger.

Obéir aux lois, aux règlements, aux coutumes."

La presse people passait au microscope la vie d'Asma et jurait sa non-conformité aux préceptes fondateurs.

Elle commit l'imprudence de se défendre. Elle déclenchait ainsi l'hallali. Maintenant il n'y avait plus personne pour la conseiller. Quand la presse sent que la victime est sans protections, l'acharnement est sans borne, et quand elle sent le sang, faut qu'elle tue. Le système la laisse se repaître annuellement de quelques victimes; après, calmée elle se limite à ses trois "qualités" habituelles déjà citées : Mielleuse, prétentieuse, venimeuse; l'ordre varie.

Le groupe musical d'Asma avait d'abord semblé marcher au succès. La nouveauté de sa formation avait attiré plus que sa musique; un deuxième album ne se vendit pas. Surtout le vent avait tourné, les "esprits éclairés" paniquaient, ils se souillaient de frousse à l'idée d'être pris la main dans le sac de la lumière; éclairer notre société avec de la lumière hybride n'était pas acceptable; la nôtre nous suffit et si elle éclaire moins bien, soi-disant, on s'en fout, c'est la nôtre. Ah, vraiment, elle était seule. Les photographes, ses matons, à l'affût de sa déchéance, s'impatientaient, leur nervosité grandissait, ils étaient sur le point de lui lancer des cailloux (au sens propre du terme) dans les jambes pour qu'elle tombe et qu'ils aient la photo de sa chute sur la voie publique.

Elle  résistait vaillamment. Non,  pas de culpabilité quelle qu'elle soit de sa part. Que lui reprochait-on ? Demander pardon publiquement ? (La presse TV adorait, a-do-rait, âhâaa.) Jamais ! Pardon de quoi ! Pardon à qui ? Vous êtes fous ma parole ! Vous êtes des malades ! des détraqués ! La presse jouit d'être injuriée, insultée - l'habitude de la boue et de s'y vautrer; elle y voit le signe sûr certain de la culpabilité de l'insulteur. Pourquoi vous énervez-vous ? On vous pose des questions, c'est tout, nous faisons notre métier, de simples questions. Répondez ! Répondez ! Répondez ! Demandez pardon. Je n'ai pas à demander pardon. Demandez pardon ! Mais de quoi ? de quoi ? je n'ai rien fait. N'avez-vous rien à dire aux millions de téléspectateurs qui vous regardent ? Mais quoi ? Vous demandez sur quoi ? Elle demande sur quoi ! Ils riaient, les djournalistes qui peu avant, poussés par les "esprits éclairés" l'encensaient. Les animateurs popus se livraient à des blagues constantes bien pires; cette catégorie, pour garder sa place à gros salaire, a besoin de grosses blagues, plus c'est vulgaire mieux c'est, elle appelle cela de l'humour, emploi abusif du moi assurément.

"Plus dure sera la chute. Plus dure sera la chute. Notre Asma a manqué une marche. La pute chute troussée jusqu'au cou. Ça la change, jusqu'ici elle détroussait. Franchement son disque c'était du vol." Son disque, créé avec tant de peine - on pense ce qu'on veut de son talent de chanteuse mais on ne peut lui refuser le sérieux, le travail et le désir de s'exprimer -, des inconnus venaient le jeter devant la porte de son immeuble, il y en eut un petit tas, puis il grandit, un tas énorme. Les matons ne quittaient pas de vue ses fenêtres, on voulait la voir pleurer.

Il faut noter ici le sens des responsabilités et, soyons net, le courage de notre commissaire en chef. En pleine tourmente, sous les cris de mise à mort, elle n'hésita pas à s'afficher publiquement au côté de l'hybride lors d'une sortie de celle-ci afin de se rendre à une réception (où on se mordait les doigts de l'avoir invitée il y avait un mois, mais on n'avait pas osé la désinviter). Pour la première fois Madame la commissaire fit la couverture de magazines d'informations. Son ventre écartait tout sous-entendu. Les photos le plus souvent étaient prises de sorte à la mettre au premier plan; les commentaires sentaient la frustration d'être privé de la victime : "Asma n'ose plus sortir seule", "Madame la commissaire n'est pas de trop pour protéger l'hybride, à quand les chars ?", "Une jeune mère célibataire doit risquer la vie de son enfant pour sauver une coupable. Admirable sens du devoir policier"...

Le bilan était mitigé. Beaucoup estimaient le lynchage médiatique nécessaire; toute société a besoin de boucs émissaires; après, les tensions apaisées, la société se continue. Il n'y a pas d'innocents, dit-on. Mais qui le dit ? Ceux qui y ont intérêt. Ceux qui veulent la chasse humaine et qui ont besoin d'excuse à défaut de justification. Asma quoique assez pervertie était en même temps une innocente, c'est-à-dire quelqu'un qui n'avait jamais voulu nuire, qui n'avait jamais nui volontairement et qui ne comprenait même pas que l'on veuille du mal. L'innocence n'est pas un atout car on se défend mal quand on ne sait pas de quoi; dire "je suis innocent" n'a jamais convaincu personne; et que dire d'autre dans ce cas ?

Se voir sur ses propres photos en une voler, enfin non, prendre sa première place par une commissaire de police, doit être dur pour un mannequin. Mais on ne l'engageait plus. Pour survivre médiatiquement elle n'avait en principe que l'engrenage des scandales. Vrais ou fictifs, peu importe. Elle aurait pu jouir d'une paisible vie de rentière de scandales, ne jamais bouger de chez elle et balancer par téléphone à des journalistes des confidences piquées dans des livres à l'eau de rose, dans des livres érotiques, dans des livres d'aventures, des classiques même... Les médias gobent tout, répercutent tout. Plus c'est énorme mieux ils avalent. Ils sont le scandale écoeurant lui-même. Rien ne les rebute. Et Asma n'avait rien de rebutant.

La tentative de meurtre médiatique avorta; le futur de l'hybride était incertain; si jeune et has been. A part vendeuse quel métier pouvait-elle exercer ? Et encore. Des clientes bien-pensantes auraient refusé d'être servies par elle.

Myriam devait lui parler pendant leur sortie de protection officielle. Mais que lui dire étant donné le nombre de sujets à éviter ? Elle découvrit dès la première tentative que l'hybride était sans conversation; elle répondait seulement; sa joie de vivre était cassée. La beauté était-elle une morte ? Ce fut délicat de donner l'illusion d'une sortie presque normale. La formation policière ne comprend pas la conversation mondaine et, naturellement, des micros et des portables attrapaient le moindre mot. Dire sans rien dire au point que les médias n'arrivent pas à extraire un fragment de phrase en le prétendant significatif (significatif de quelque chose ou de grave, ou de secret, ou de scandaleux, ou de...) tient de l'exploit. Eh bien elle le réalisa. On peut affirmer sans exagération qu'elle était un as dans sa profession. Tout le monde nota qu'il aurait donc été regrettable de perdre quelqu'un d'aussi sûr si un jour on avait soi-même besoin d'elle.

 

 

II

Avant-guerre la sotteciété avait le corps comme principale nourriture de vie, tournant en dérision les pensées qui prétendaient le dominer et les religions avec leurs rêves d'âmes. On en était revenu au paganisme paré des phrases de triomphe, il aurait en somme triomphé des siècles d'obscurité. La télé célébra émission sur émission ses vedettes shootées, le porno chic envahissait les affiches de mode, les djournlaistes servaient une drôle de messe au service des friqués - en toute indépendance -, les animateurs jouissaient en porcs de se vautrer dans le ridicule et l'abject. Les temps avaient continué leur tour et on en était de nouveau à la domination des instincts. Relativement. Sans excès. On gérait l'avancée des temps qui rentraient dans la phase des brutes-à-bittes, des mordus-du-sexe, des bêtes-à-jouir, des salopes-frénétiques, des sportifs-de-la-baise, des nobles-sans-culottes, des filles-fringales, des infatigables, des délirantes, des sans-boussole, des prêts-à-toutes-les-expériences... La force est nécessaire, on ne peut empêcher le saut dans le vide des gens atteints de vertige que par la contrainte. Les gens heureux tuent leur bonheur, tous deviennent infanticides, on doit les en empêcher. Tous ne remercient pas, tous ne comprennent pas, mais être responsable signifie être responsable de soi et des autres : le suicidaire sera arraché au vide, l'incendie sera éteint, le bonheur sera soigneusement restauré tel un monument vivant.

Myriam sert. Un(e) haut responsable est un(e) domestique de la maison état. Sa tâche, acceptée, consiste à l'entretien, la sécurité, le bien-être. Donc la surveillance. Donc la répression des tentatives de déstabilisation nées de l'inconscience, de la bêtise, de la naïveté de certains à l'intérieur. Donc l'écrasement des tentatives de déstabilisation de l'envie depuis l'extérieur. Une société ne doit pas exploser de bonheur. Les drames y sont aussi indispensables que le sont les dysfonctionnements pour empêcher les sentinelles officielles de somnoler, les drames émanent des forces de mort à l'oeuvre dans tout bonheur, ils permettent d'éviter l'augmentation de la tension de ces forces jusqu'à un point critique. Il faut donner à manger au monstre Pour qu'il n'exige pas davantage.

Le plus difficile est de faire accepter aux gens ce qu'ils savent pourtant : la nécessité d'être contraints. Sans cesse ils essaient d'échapper, de contourner, de jouer les anguilles. Ils sont réprimandés, sans plus. Mais certains désirent se faire punir, évidemment. Le vice ne défie pas la loi, il jouit de la loi, elle lui est vitale. L'excès a besoin de la continence. Gérer oblige la loi à faire jouir le vice; avec dégoût; avec répulsion; mais c'est une de ses fonctions; inavouées; inavouables. La part inavouable de la loi réduit le mal à un rapport consenti payable en soumission. Ainsi règne la paix violente.

Naturellement les domestiques de l'état ne doivent pas être détestés, ils n'attireraient plus le mal, ils ne seraient plus désirés par le vice, ils ne pourraient plus jouer leurs rôles, des bulles de révolte se formeraient en nombre de plus en plus grand et le système deviendrait instable. Bientôt incontrôlable. La sympathie est par conséquent non seulement utile mais fondamentale. Elle doit être nourrie, abreuvée. Pour obtenir la sympathie des citoyens (tous vices confondus), il faut leur apparaître en position de faiblesse. Il faut provoquer l'empathie. Ils subiront alors sans révolte la punition quand ils devront être punis et ceux qui y prennent plaisir seront si l'on ose dire "aux anges". On comprend l'importance pour Madame la commissaire en chef de son apparition à la fête de charité.

Elle avait déjà marqué des points par sa présence aux côtés de l'hybride dans des circonstances difficiles. Mais on pouvait objecter qu'elle accomplissait son devoir, le devoir est une barrière à la sympathie. Là elle allait se montrer dépouillée de l'autorité de sa fonction, pourtant il s'agirait bien de Madame la commissaire, pas de Myriam, il s'agirait bien de la fonction dépouillée de l'autorité qui se présentait sur scène à une fête de charité. Sinon il n'y aurait pas eu mini-événement.

Quand on la connaît un peu, et vous commencez de la connaître, on se rend compte que "l'opération fête" était difficile pour elle. Ses nerfs se crispaient jusqu'à la souffrance quand elle pensait à cette séance d'humiliation publique indispensable volontaire. Ce petit être froid et calculateur, au passé incompatible avec sa nature, était saisi de répulsion devant ce nouveau devoir.

"Tiens le coup, se dit Myriam. Sois forte." Combien de fois dans sa vie a-t-elle déjà dû s'encourager de la sorte ? Ecarter ces moments, écarter ces souvenirs, mais ils s'imposent, ils la submergent. Elle est quelques secondes comme anéantie sous leur déferlement, chacun est une vague qui l'écrase. Ne pas les accepter dans sa pensée. Refuser. Refuser. La noyée rouvre les yeux, on l'aurait crue morte, elle rit d'un petit rire triste qui se veut triomphant. Cette fois encore les souvenirs désastreux n'ont pas eu assez de poids. Elle respire lentement. Elle respire.

Myriam entre en scène. On l'applaudit. Sa fonction opère seule. Myriam est restée dans les coulisses. Sa fonction se sert de ses gestes, de ses sourires, elle est "parfaite".

Une enthousiaste dans la foule était Diane. Elle ne savait pourquoi mais, contrairement à beaucoup de ses amies et relations qui jugeaient la commissaire compétente mais froide, elle l'appréciait, elle l'aimait bien. Sans la connaître. Dès qu'elle avait appris sa participation elle avait acheté un billet. De toute façon il est normal que son association "Femmes de lumière" soutienne celles qui sont dans la lumière; ensuite, comment ne pas ressentir de la sympathie pour celles qui donnent de leur temps aux enfants malades ?

Là-bas, sur scène, Madame la commissaire en chef s'était assise devant le piano et jouait sans art, de manière touchante, parfois avec un seul doigt, un air vieillot mais si charmant. Il est agréable de réentendre à l'occasion des musiquettes passables qui ont hanté votre esprit quelques mois voici longtemps. Elles vous rendent présentes des minutes heureuses ensevelies sous les décombres des problèmes, des ennuis, et qui ressurgissent tout à coup avec l'éclat de jadis.

Quel mal elle avait eu pour apprendre et ne plus se tromper en jouant ce court morceau ! Elle avait mis à contribution sa relation nouvelle avec l'hybride qui, vide de buts, avait trouvé une occupation, socialement utile en outre, dans les laborieuses répétitions de sa protectrice. Laquelle était enceinte mais Asma ne savait pas de qui; elle avait posé la question (elle n'aurait pas dû, c'est inconvenant, interdit) mais avait été gentiment éconduite. Une relation sinon chaleureuse du moins de camarades s'était créée; on put se parler. De ces riens si agréables à dire et qu'on ne dit pas à de simples connaissances. Asma fut surprise de l'intérêt de Myriam pour des détails de sa vie conjugale avec Michel; ils étaient sans valeur pour une enquête; rares sont les policiers capables d'une telle empathie envers les victimes. Malgré les difficultés importantes, les répétitions se déroulaient dans une atmosphère de complicité; ces deux femmes se comprenaient et chacune était surprise et enchantée d'être comprise par l'autre.

Le plus dur fut la chanson - en répèt et à la scène. Myriam chantait faux. C'est un handicap. Madame la commissaire devait réussir à ne pas chanter faux tout en laissant sentir au public que son effort était d'autant plus grand, plus méritoire qu'elle chantait faux naturellement. Pas douée, la commissaire mais si désireuse de bien faire pour aider. Si solidaire contrairement à ce que l'on pensait à cause de son métier, ses exigences d'un comportement distant. Un coeur, bientôt de mère, battait sous le costard officiel avec insigne et décorations.

Diane palpitait en l'écoutant : c'était mieux que beau, aucun grand chanteur de métier n'aurait réussi à créer un effet pareil, la salle entière participait à l'effort du chant et souhaitait, désirait de toutes ses forces que la chanteuse atteigne le bout sans accroc, la poussait, la portait.

La collection de gris-gris au bracelet de la Commissaire, qu'elle avait discrètement, sans pouvoir échapper à l'attention avide (en fait elle ne le voulait pas), touchée avant de commencer de chanter, mettait davantage en communion avec elle les adeptes des religiosités. Son oecuménisme n'était pas ici jugé superstitieux mais la plus haute fraternité, la conformité aussi au multireligieux officiel qui change des sources de division en union; plus de conflits entre adeptes de Vichnou, Mahomet, Bouddha, Zorlan, Satan, Manès, Quetzalcoatl... quand tous étaient à tous; Jésus avait été accueillant; le danger restait avec les monogames religieux, si l'on peut dire, des fanatiques antisociaux qui puisaient la loi dans un puits sans fond; applaudir l'oecuménisme revient à rejeter la dissidence de l'exclusive; on s'aime, quoi.

L'hybride se tenait dans les coulisses; de la sorte il n'échappait à personne qu'elle était là mais on évitait les réactions. Elle suivait avec attention et une certaine inquiétude la performance de son élève. Un échec aurait rejailli sur elle et elle n'avait certes pas besoin d'une énième tuile. La chanteuse tenait en haleine jusqu'aux petits malades qui, un temps, oublièrent leurs maladies. Du grand non-art.

Les applaudissements justifiés retentirent assez longuement pour permettre en haut-lieu d'apprécier l'empathie de nos citoyens envers leur dévouée, compétente, fraternelle, compatissante Commissaire en chef. Elle était bien des nôtres, nul ne l'oublierait. Un coeur d'or sous la cuirasse de la professionnelle.

Les journaux du lendemain louèrent beaucoup son "courage exhibitionniste", expression ambiguë (mais qu'attendre de mieux de ces gens) suffisamment perdue dans le récit de la soirée et les commentaires élogieux pour être pardonnée. Globalement les articles étaient très positifs.

A la fin du spectacle des spectatrices tinrent à venir féliciter Madame la commissaire. Diane pour son association en fit naturellement partie. Du reste son enthousiasme, son admiration étaient réelles et, anecdote amusante, après quelques mots chaleureux à l'héroïne, elle sortit de son sac un stylo, lui présenta le programme et... lui demanda un autographe.

Rentrée chez elle Myriam s'effondra, secouée de brèves crises nerveuses avec une intense sensation de fatigue, une atroce impression de vide, de solitude. Elle ne resurgit des limites qu'après plusieurs heures. Il devait être trois heures du matin, à peine plus. Un silence... qu'elle évitait habituellement d'entendre et auquel elle ne pouvait échapper. Elle regarda par la fenêtre la nuit.

Finalement elle appela Charlie Charlot. Il lui dit : "Enfin." Il avait essayé de lui téléphoner plus d'une heure, il avait fini par penser qu'elle n'était pas chez elle. Il était à la fête avec une amie, ils avaient beaucoup apprécié, elle avait été épatante. Son amie était sûrement encore avec lui. Myriam aurait aimé lui demander de venir. Ils se souhaitèrent bonne fin de nuit; elle raccrocha. Ainsi la crise avait été si forte qu'elle n'avait pas entendu la sonnerie du téléphone.

Elle s'assit dans un fauteuil, elle ne pouvait pas dormir. Les yeux ouverts sur une fenêtre sombre elle attendait le matin.

 

 

"Respecte en toi la fonction sociale que tu exerces." Ce précepte qui régit le droit professionnel exclut les comportements déviants. La nourriture de vie, l'intérêt, ne doit pas faire dévier. Le droit indique le droit chemin, il est jalonné de "Sens interdit". Le problème naît du sérieux des employés du droit; ils approfondissent leur réflexion sur ce que l'on permet ou non; ils aboutissent toujours à de nouvelles interdictions. Alors il y a une invasion de "Sens interdit". Ils sont si nombreux que les délinquants sont de plus en plus nombreux. La logique des employés du droit, devenu si complexe qu'eux seuls s'y retrouvent, aboutit à la perfection; mais la perfection implique l'impossibilité de remuer le petit doigt pour le citoyen. Ainsi le droit devient l'ennemi du citoyen. Le droit est déclaré l'ennemi du droit.

Quand Madame la commissaire en chef reçut sur son bureau les ordres du Général imposant la simplification, donc l'épuration, du droit, elle sut immédiatement qu'une nouvelle période difficile s'ouvrait et que sa popularité nouvelle ne serait pas de trop pour éviter les refus, les réactions violentes, voire les révoltes. Supprimer les "Sens interdit" pourrait s'appeler libération, mais les gens satisfaits de cet état du système ne l'entendent pas ainsi. Pour eux cette "libération" est une "révolution". On les comprend. Mais quand l'air ne circule plus on étouffe et ceux qui supportent encore bien ces conditions, ou qui s'attachent à cet étouffement par instinct de mort nié, ne peuvent exiger l'agonie des autres, d'ailleurs beaucoup plus nombreux.

La police n'a pas l'habitude de casser les panneaux de signalisation défendus par des irréductibles, son rôle habituel est même l'inverse, Madame la commissaire en chef eut un gros travail d'explication à ses troupes. Les interdictions tombèrent, disparurent en si grand nombre, notre sotteciété devint si permissive que seul le grand âge du Général pouvait expliquer une décision si irrationnelle en apparence. N'exagérons pas, avec de la mauvaise volonté on arrive toujours à être délinquant; mais au lieu de descendre la pente il fallait alors la remonter. A l'intérieur de la société nouvelle, l'ancienne continua de subsister. Minoritairement. La jeunesse surtout avait favorablement accueilli la révolution culturelle du vieux Général. Mais certains, dont des jeunes, pas beaucoup mais non négligeables, continuèrent d'observer les "Sens interdit" là où ils n'étaient plus. On ne put pas les sanctionner. Leur refus d'obtempérer à la libération ne les rendait pas condamnables (si ce n'est moralement, et encore). C'était tout de même drôle, du moins curieux, de les voir agir, circuler en suivant des règles qui n'étaient plus les règles, le droit qui n'était plus le droit. La propagande officielle et surtout non-officielle (mais dans ce cas elles n'étaient plus différentes) multiplièrent les termes moqueurs : "coincés", "momies", "morts-vivants", zombies"... Une caricature montrait des voitures circulant sur une avenue dont les occupants rouges de colère sortaient la tête pour injurier le conducteur d'une voiture à l'arrêt qui gênait tout le monde, une bulle partant de sa tête et illustrant sa pensée contenait un feu au rouge, sur la voie il n'y avait pas de feu.

Après un temps d'adaptation les plus heureux de la réforme furent en fin de compte les policiers. Ils échappaient à des contrôles incessants, fastidieux et inutiles. On cessait de leur demander de perdre leur temps et ils se concentrèrent sur les délits qui le justifiaient.

Madame la commissaire en chef dut, avec douceur, embastiller quelques docteurs en droit; avec douceur, leur expliquer le droit; avec douceur, les menacer d'interdiction d'exercer leur profession au nom des libertés retrouvées; elle les relâcha dès qu'ils cessèrent d'être une menace pour la collectivité.

Comme on l'aimait bien la révolution fut bon enfant; dans d'autres régions il y eut des crises sérieuses, de la violence, le pouvoir central dut changer les commissaires.

Du point de vue du bilan global, à notre compte, la jeunesse fut habilement maintenue sans contestation dans notre système car elle eut le sentiment d'avoir vécu un grand événement. De fait la révolution balayait entre les fortifications et ne touchait pas aux fortifications. Notre société est un aller simple pour l'éternité, elle sait distraire les voyageurs du temps, aucun ne s'ennuie. C'est pourquoi les vices y ont leur place et sont tacitement autorisés à jouir de nos lois; ils sont hautement distrayants; ils sont une drogue en eux-mêmes et on met par illégalité autorisée sous vice les gens souffrant de la conformité; qui ainsi restent des nôtres sans problème.

Les docteurs de la loi s'étaient soumis aux temps nouveaux; donc, retrouvant l'action - accordée pour cause de bon comportement -, ils recommencèrent de placer des "Sens interdit" mais après de grands et longs débats. Un automobiliste conservateur arrêté à un feu imaginaire se croyait halluciné : le feu venait d'apparaître ! Réel ! Les autres voitures s'arrêtaient ! Il faudrait du temps pour retrouver l'état ancien qui ne nécessiterait pas une révolution.

Madame la commissaire croyait vraiment à la roue du temps mais elle croyait, il faut le souligner, à des tas de trucs-idées; on avait peut-être confondu ici la décharge publique d'idées des siècles et des siècles antérieurs et leur musée; ou bien on avait, par goût de l'archéologie, mis leur décharge au musée. Cette intellectuelle pratique, dirons-nous, roublarde et assez cynique malgré sa générosité d'enfant, était une sotte des trucs-idées. Quand l'un d'eux la harponnait, il la pêchait. Elle devenait incapable de résistance dès qu'il y avait le miroitement de l'inconnu, l'appât de la compréhension des mystères de vie et mort; peut-être aussi aimait-elle le moment de suffocation quand la ligne la tirait hors de l'eau, que l'hameçon la déchirait, qu'une main la détachait et la rejetait à l'eau; un jour elle n'y serait pas rejetée - et elle "saurait". Dans une vie aussi dure qu'avait été la sienne, accéder à la vérité ou même une vérité sans souffrance n'était pas concevable. Pour elle tout avait un prix et un prix élevé; elle ne concevait pas le gratuit; même et surtout en religion.

Elle se représentait l'humanité comme la trotteuse d'une horloge, formée d'innombrables humains qui trottaient, dans un bel ensemble, avançant avec peine et sueur, bravement, pour se retrouver au même endroit sans s'en apercevoir car un grand progrès d'une minute avait été accompli. Elle ne refusait pas de trotter, vaillamment; rester sur place était pire, tant que les minutes passent on peut croire qu'il y aura une fin. Dans les religions elle trouvait la mort et la fin des temps, des sujets pour elle réconfortants; l'échec final de l'effort humain lui paraissait positif, "dans l'ordre", satisfaisant; il n'y aurait donc pas de vainqueur humain et ses humiliations dont le simple souvenir la rendait folle, ne seraient pas risibles pour quelqu'un de son espèce. Elle se jugeait avec l'oeil de Dieu. Il l'avait constamment suivie, accompagnée; elle était une proie facile pour les illusions, les trucs-idées, les machins-pensées, et il ne le lui reprochait pas. Mais elle, elle se reprocherait toujours de n'avoir rien fait quand rien ne pouvait être fait, de n'avoir pas résisté quand on ne pouvait pas résister, de ne pas avoir refusé quand le refus n'était pas possible, de n'avoir pas lutté quand on ne pouvait pas lutter; elle se reprocherait toujours d'avoir été faible alors qu'elle avait été aussi forte qu'il était possible, dans des conditions écrasantes; elle se reprocherait toujours d'avoir été seulement ce qu'elle avait été.

Etrange Général, étrange guide qui dans son grand âge prenait la tête de la jeunesse pour dépasser ses revendications et la faire trotter sans heurts sur la roue de notre éternité. Il avait lu une déclaration devant les caméras pour lancer la révolution, on ne l'avait pas revu depuis. Des bruits circulaient sur ses capacités actuelles; certains le supposaient, à mots couverts, sénile; son entourage déciderait de tout. On ne savait pas grand-chose de cet entourage. Il y a un droit à l'ombre, n'est-ce pas ? Ceux qui désirent y rester seraient illégalement flashés. Les sanctions sont lourdes pour ceux qui médiatisent sans l'autorisation des médiatisés.

Pour les grandes articulations du système rien ne changeait, SSO, votations, compensations, réformés, rôle des psys, jeux publics, droit à l'enfant, immigration... Néanmoins Michel se serait senti davantage à l'aise dans notre société d'après révolution. Plus de contraintes dans les propos d'enseignement, plus de participation obligatoire aux dératisations, plus d'interdiction d'importer des biens et des oeuvres de l'étranger (A quoi bon ? Quand on considère la vie chez les autres on ne se sent que mieux chez nous.), plus d'enquêtes automatiques à partir de dénonciations anonymes (travail épuisant et inutile tant nos concitoyens adorent écrire), plus de limitation de sorties du territoire (Le mirage étasunien n'a pas tenu le coup face à la vérité de ce qui se passe là-bas, les films et les reportages complaisants des djournalistes manipulés ont vite révélé leur mensonge).

La prospérité économique d'un état naît des désirs de séduction et de possession. Les mirages sont délicieux pour les êtres avides. Leurs mains fiévreuses s'en emparent avec la violence des caresses. Chacun traverse les rues tout en restant dans ses rêves et ses lèvres leur balbutient des mots d'amour. La suppression des "Sens interdit" a engendré une prolifération de rêves; peut-être existaient-ils auparavant mais terrés dans un recoin des têtes; ils osaient désormais l'air libre. Donc on réalisait des projets : on créait des entreprises, on créait des associations, on créait des marques, on créait des festivités, des festivals, on créait des rencontres, des besoins, des produits, des...

On aurait dû admirer cette explosion. Madame la commissaire en chef la considérait avec déception. Qu'espérait-elle ? L'ordre du Général avait été si soudain, sans préparation, sans rien pour l'annoncer, que l'on n'avait même pas eu le temps de penser à un voeu au passage de cette étoile filante; mais il lui semblait - à partir des propos de Michel ? - qu'une chance pareille était gâchée. Tout ce qu'elle voyait, elle le jugeait mesquin ou puéril. D'une grande idée rien de grand n'était sorti. A croire que dans un état ou un autre, dans des circonstances ou d'autres, dans une organisation stricte ou dans une organisation débridée, la sotteciété reste inchangée. Peut-être n'était-ce qu'une illusion de son dépit ? A trop vouloir on dénigre les résultats inférieurs. Ou bien ceux qui croyaient vivre un grand moment de l'Histoire (titre des médias : "Un moment historique !") étaient des niais naïfs simplets. En tout cas la trotteuse n'avançait toujours que d'une seconde à la fois.

Remercions notre Général de nous avoir donné durant sa longue vie tout et son contraire, le revers et l'avers de la médaille.

 

 

III

Asma se réinstalla chez Madox. On ne sait pas qui fit les premiers pas en ce sens. Un beau jour on les vit ensemble chez le boulanger de son quartier à lui, au supermarché, partout où un ménage s'approvisionne, et à la maison de la presse. Pendant une semaine ils ne se quittèrent pas d'un mètre. Qu'aurait-on dit ? C'étaient leurs affaires.

Aucune gêne apparente.

Elle était vraiment belle et il avait beaucoup vieilli... N'était qu'ils avaient déjà vécu ensemble on aurait jasé. Mais quoi, un couple se reforme, l'amour vrai triomphe des problèmes transitoires.

Asma n'était plus embauchée nulle part. La libéralisation, voire libération, ne lui avait pas été bénéfique; elle était le symbole - injustement - d'une époque de conflits masqués, de contraintes abusives. On se serait attendu au contraire mais les médias procèdent par images, l'image essentielle d'une période symbolise pour eux la période, l'image en couverture d'hebdo de la belle hybride symbolisait l'effort dépassé des "esprits éclairés" dont la lumière était si faible à côté du soleil du Général. Elle appartenait au passé.

Sans doute était-ce dur à vivre pour elle. D'une certaine manière elle avait accompli tout ce qu'elle avait souhaité : chanson, mannequinat, succès, popularité. Mais considérer que sa vie était derrière elle, étant donné son jeune âge, aurait tenu de l'absurde. Il est vrai qu'elle avait assimilé la réussite et la vie; vivre consistait à lutter pour la réussite et quand on l'atteignait on avait réussi sa vie; mais les faits lui donnaient une chance plus large de comprendre le monde et l'existence, selon Madox. Elle était plus que réticente face à cette théorie, elle était une rebelle des trucs-idées et des machins-pensées. Rien ne valait une belle photo avec une robe-mode et un maquillage déifiant. Mais comment s'opposer à la marche militaire des machins-pensées qui avancent sur vous, tirent à vue, sont cuirassés ?

Asma enviait la collection de gris-gris de Myriam et la sidérante facilité avec laquelle celle-ci croyait en la volonté divine ajustable. Le réel n'avait pourtant pas besoin d'explication, ça "prenait la tête" de supposer qu'il y avait à expliquer, les trucs-idées pondaient leurs oeufs dans votre tête puis c'était comme des vers qui se nourrissaient de votre cervelle. L'hybride était totalement imperméable aux croyances et aux haute conceptions. Si elle avait appartenu à plusieurs religions, le but avait uniquement été de faire oublier qu'elle était musul à l'origine, c'est-à-dire par accident de naissance; quant à Dieu, elle ne l'avait pas rencontré, elle en déduisait qu'il n'existait pas.

Elle s'était retrouvée dans notre société, donc elle y vivait, elle n'adhérait pas plus à ses valeurs qu'à d'autres. Un monde qui ne la mettait pas en couverture d'hebdos féminins était mal foutu; si quelqu'un l'avait créé elle ne lui faisait pas ses compliments; mais pourquoi rationaliser l'irrationnel ?

Une fois réinstallée "chez elle", avec Madox, Asma se rendit partout sans problème, ni murmures ni agressions. Elle était "réintégrée", quoique dans le cas de cette fille qui n'avait aucun sens de la patrie, des nations, de nos valeurs ou d'autres, de notre culture ou d'une autre, des religions... ce terme soit abusif. Où qu'elle aille sur cette terre (et ailleurs) elle serait une asociale athée masquée. Pas une citoyenne du monde, une étrangère au monde, une anomalie planquée dans nos coutumes et nos lois, une irresponsable chez les responsables; non pas une héroïne de la fraternité entre les ethnies et les cultures mais un parasite de la fraternité.

Comme elle manquait d'amies (ses anciennes connaissances l'évitaient), Myriam lui parut une amie.

Elle convainquit de l'inviter à dîner un Madox pas vraiment enthousiaste. Eh quoi, vivre avec une jeune femme quand on n'est plus jeune impose une grande complaisance, de nombreuses complaisances.

Myriam pensa d'abord refuser puis constata qu'elle ne pouvait pas refuser; tout se sait, on aurait conclu qu'il y avait eu une brouille de sa part avec l'hybride et un refus de réconciliation; la presse, vaste écho, surtout du n'importe quoi, aurait répercuté la nouvelle aux quatre coins du territoire; une dénégation n'aurait eu quelque poids que par un dîner, alors autant aller à celui-là.

Elle pensa aussi à y emmener Charlie Charlot pour ne pas s'y sentir seule, gênée, empruntée, voire en service. (Mais elle serait bien en service, comment ne pas l'être dans une relation avec ces gens ?) Seulement le charme du réformé d'un côté, celui de l'hybride de l'autre... Madox et elle risquaient de se retrouver vite mécontents. Evitons d'inviter le diable en cinquième convive.

L'hybride trouvait à Myriam un petit air masculin qui lui avait toujours plu mais elle pouvait se contenter d'amitié, elle avait peur de la solitude, elle éprouvait une vraie panique quand une porte se refermait et qu'elle était enfermée avec elle-même; l'appartement le plus luxueux lui paraissait alors une prison; rien ne la rebutait pour s'en évader.

Madox avait choisi de ne pas l'informer du nom du père du fils de Myriam. Elle s'enquit donc sans arrière-pensée de la santé du bébé, regretta hypocritement de ne pas en avoir et passa aux potins mondains qui la passionnaient.

La décoration n'avait pas changé depuis la dernière et unique visite de Myriam. On notait juste la présence de quelques meubles venus de l'appartement de Michel et Asma, que Madox avait accueillis sans broncher. Lors des répétitions pour la "fête" l'hybride lui avait expliqué "amoureusement" l'histoire de chacun. Ces histoires habitaient incognito chez Madox, lequel n'avait pas eu droit aux mêmes explications; il est vrai qu'elle auraient été indélicates, certains récits lui auraient fait voir rouge. Mais grâce à l'ignorance Michel mort habitait avec sa femme chez son vieil amant.

L'essentiel pour Myriam était d'éviter les sujets qui fâchent.

Madox agit en parfait maître de maison, maniant avec doigté et dextérité l'insignifiant et l'agréable; ses propos avaient la légèreté et la vivacité des oiseaux de couleurs; rien du rigoureux tripoteur de l'Histoire n'affleurait; à l'évidence il s'était adapté à sa jeune maîtresse au lieu, comme autrefois, de vouloir la hisser jusqu'à lui.

Et pourtant, le chablis y poussant, le non-dit et pas-à-dire fut tout à coup dans la conversation. Personne n'aurait su expliquer comment il était arrivé là.

- Vous êtes toujours prête, dit Madox en souriant et regardant Myriam par-dessus ses lunettes, à défendre cette société jusqu'au bout et par tous les moyens ?

- Tu ne protégerais quand même pas un meurtrier politique qui a tué par bonne intention croyant sauver le pays ?

A l'évidence ils avaient eu cette discussion ensemble, sûrement au sujet de l'invitée, en préparant le dîner peut-être.

Myriam plissa légèrement le front : Nous y voilà; puis elle tourna la tête carrément vers Madox :

- S'il s'agit d'une guerre qui ne dit pas son nom, les "lois" de la guerre s'appliquent, non ?

- Il faut une décision des élus de la nation pour que le droit commun cesse de s'appliquer.

- Défendre sa société est le droit au-dessus des lois de sa société, donc au-dessus des choix, des décisions des élus.

- Mais, intervint timidement Asma sans que les regards se détournent sur elle, un immigré illégal le plus souvent n'a même pas conscience d'être en guerre. C'est salaud de s'en prendre à lui.

- Un salaud des miens vaut mieux qu'un ennemi bien intentionné, répliqua Myriam sans quitter Madox des yeux.

Celui-ci sourit à nouveau :

- Nous sommes bien d'accord, il y a des assassinats utiles à tous.

L'expression était ironique. Ce genre d'accord est celui de la complicité pour meurtre. Seule Asma ne se rendait pas compte que l'on venait d'enterrer une seconde fois Michel.

- Mais c'est affreux, dit-elle; vous n'êtes pas sérieux ?

Madox lui toucha affectueusement la main :

- Ton amie ne recule devant aucune responsabilité. Puis à Myriam : Vous avez un sens supérieur du devoir, très rare.

Le regard de Myriam était comme d'habitude étonnamment fixe; sa fixité n'est pas une eau calme; encore moins de la limpidité.

- Elle y a été amenée par une vie pas facile, murmura presque Asma qui se sentait obligée de défendre son amie sans comprendre de quoi.

- Les déterminismes sont les excuses des lâches, déclara tranquillement Myriam.

Elle but un peu et ajouta :

- Moi j'assume le déterminisme avec le reste.

- Un sens du devoir très rare, reprit Madox toujours souriant.

- Mais, dit Asma perdue, ne doit-on pas refuser d'agir, même pour la bonne cause, comme ceux que l'on condamne ordinairement ?

- Il y a tant de choses à refuser... ironisa Madox. Et tant de bonnes causes. Qui s'affrontent éventuellement...

Un silence laissa chacun suivre le cours de ses pensées; ce fut Myriam qui le brisa :

- L'importance de l'oubli vaut l'importance du refus, dit-elle sans que le rapport avec ce qui précédait soit évident. Mais Madox la suivit :

- L'oubli est nécessaire à la survie. De l'individu et du corps social.

Puis il ramena brusquement la conversation sur un jeune créateur de mode avec lequel Asma venait d'entrer en relation. Celle-ci reprit pied et gaieté. Le repas finit joyeusement sous l'accumulation de ses projets, des souhaits pour Michel et sa maman, et, bien sûr, des voeux pour le Général.

 

 

Diane s'épanouissait dans sa troisième vie. Sa jeunesse, SSO compris, n'avait été que tumulte, une tête qui se cogne à des murs; l'après-SSO une période d'excès destructeurs qui remplaçaient le sens de la vie; l'immersion dans le Léthé lui avait  permis de se trouver. Maintenant elle avait de l'affection pour la brave fille charmante et si mignonne dont les yeux de ses interlocuteurs lui renvoyaient l'image. On peut vivre très heureux, elle avait pour cela un secret : prendre les choses telles qu'elles sont comme elle viennent, elle appelait cette méthode "ne pas se casser la tête" - merveilleuse formule pour une tête réformée. Quand on est heureux, et pas égoïste, on veut agir pour que les autres soient heureux. Il ne s'agit pas comme certains disent sottement de partager son bonheur mais de le multiplier. Aucune division n'améliorerait le sort de qui que ce soit. Le plaisir du mal est fort contre l'incertitude de Dieu, une bonne âme doit donc lutter contre du sûr certain avec l'arme des rêves. Diane, catholique d'action, assez critique sur l'oecuménisme façon Myriam, ne perdait pas de vue qu'il ne suffit pas de punir les hommes pour qu'ils s'amendent et cherchait à dépasser la logique de la carotte et du bâton pour définir sa voie inédite du bonheur. Il fallait et suffisait d'accepter l'oubli. Selon elle les gens mettent des barrières pour protéger en eux l'innommable, l'inacceptable, afin que nul n'y ait accès, que la honte de ce qu'ils ont en eux soit invisible, inaccessible. Tout au contraire ouvrez les portes ! Que les hontes s'échappent ! Acceptez que les autres les voient pour en être libérés ! Délivrez-vous de vos mauvaises pensées et vous en serez récompensés.

Elle mit tout cela en livre intitulé "Ma méthode pour le bonheur" et ouvrit un centre d'application pratique.

Bien loin de se soucier d'argent, du moins uniquement d'argent, elle cherchait à faire bénéficier de sa méthode les coupables reconnus judiciairement tels; elle avait donc expédié plusieurs courriers à Madame la commissaire en chef afin d'obtenir un rendez-vous, elle voulait absolument lui exposer ses projets, persuadée qu'un esprit aussi éclairé ne manquerait pas d'y adhérer.

Appliquant pour elle-même ses hautes théories, afin d'être un exemple vivant - vous pouvez tous être comme moi, il suffit de le souhaiter et de venir à moi -, elle s'unit à un garçon, très bien d'ailleurs, enthousiaste à l'idée du monde du bonheur. Dieu ne cherchait pas à nous punir sur cette terre qui n'était évidemment pas un purgatoire, les hommes font leur propre malheur; qu'ils renoncent au malheur ! Ce ne serait pas une grande perte pour l'humanité. A quoi servait-il ? A nous punir ? et de quoi ? Renoncez à l'ivraie, c'est du bon sens. Pariez sur le bonheur terrestre, le vrai, pas celui des plaisirs, tous sado-masochistes, mais celui des âmes franches; arrachez de vous les oripeaux du mal, leurs couleurs sont criardes, leurs coupes sont suggestives, créent des phantasmes; allez nus dans la vérité.

La théorie naturiste de la pureté s'adjoignait une cuisine diététique et des interventions du bistouris destinées à rendre plus aptes à aller vers la perfection. Accepter le corps tel qu'il est ne signifiait pas, selon Diane, accepter son laisser-aller, ses déviances - toute déviance est malsaine, antisociale -, il fallait le contraindre à être ce qu'il aurait dû être sans déviance; les imperfections sont des déviances (antisociales donc), leur correction est la solution.

Diane en somme se considérait comme la vérité sortant du puits, nue et belle. Mais s'il est logique que celle-ci soit nue, qui a démontré qu'elle serait belle ? D'où vient un tel présupposé ? Erroné ! Tous les hommes normalement constitués lui auraient préféré Diane et l'auraient élue vérité si une votation de ce genre avait été possible car ceux qui ont vu la vérité vraie ont eu du mal à la supporter, ils ne s'en sont jamais remis, aucun n'a eu envie de la baiser, c'est même le sauve-qui-peut; la vérité sur l'humanité qui sort du puits est d'une laideur abominable et l'eau du puits est sale. Mais notre réformée ne pouvait pas y penser, pas s'en rendre compte, elle avait l'ingénuité des enfants.

Madame la commissaire en chef recula le plus longtemps possible l'accord d'un rendez-vous. Elle espérait que Diane se décourage, y renonce. L'enthousiasme joyeux de la réformée surmonta l'attente et la mauvaise volonté. Elle aimait particulièrement Madame la commissaire et ne lui en voulait pas de tergiverser, même elle la comprenait, elle aurait fait pareil à sa place, du moins lui semblait-il car elle avait eu une vie si différente, sans nulle épreuve, elle avait échappé au terrible SSO grâce à l'amour de ses parents, évité les rochers qui ont coulé tant de navires du domaine professionnel, chassé les vautours des perversions de quelques coups de bâton, jamais le mal n'avait eu de prise sur elle.

Myriam l'écoutait, en apparence attentive mais elle savait déjà ce que l'autre allait lui dire; en fait elle avait craint que la rencontre ne fasse "émerger" Diane, elle se rassurait; son impression touchait au malaise, cette fille était en partie son oeuvre, elle était face à une responsabilité vivante. Raison ! oui, elle avait eu raison ! Pas selon les règlements, soit, mais d'après le résultat.

Brusquement elle se rendait compte que Diane lui proposait la création d'une secte légale. Il n'était ni plus ni moins question en accordant l'entrée dans les prisons que de la reconnaître officiellement utile. L'aide aux prisonniers passait subtilement par un embrigadement, une mise en condition mentale; la secte nouvelle, avec Diane comme déesse, sauverait les corps sans âmes des déchus et par la voie du bonheur naturel les programmerait pour une rédemption qui serait couronnée par le retour de l'âme en eux. Vaste projet de la générosité, de l'amour du prochain, du dévouement à autrui.

"Nous n'avons que de bonnes intentions; même si nous ne réussissons pas nous aurons apporté un peu de bonheur à ses défavorisés. Aidez-nous pour que nous aidions. Soyez généreuse. Faites preuve de compréhension. Nous voulons le bien de tous. A d'autres qu'à vous j'aurais hésité à présenter nos projets. Mais nous connaissons votre degré d'empathie pour les malheureux. "Femmes de lumière" est devenu par vote à l'unanimité il y a quelques jours "Etres de lumière", notre oeuvre consiste à supprimer les barrières mentales qui s'opposent au bonheur, les forces de mort seront vaincues. Ouvrez-nous les portes de vos prisons et nous ramènerons les criminels vers les justes. Nous sommes des passeurs. Nous allons chercher les égarés, nous trouvons les passages pour qu'ils rejoignent le troupeau. Paix et harmonie. Sans le savoir encore, vous êtes des nôtres."

Et plus qu'elle ne croyait; Myriam en frissonnait quand elle entendait sa réformée exposer comme programme pour tous l'erreur d'autorité dont elle avait bénéficié; de nouveau Madame la commissaire en chef blâma Myriam de l'avoir poussée à contourner les lois pour un bien individuel; une réussite de la générosité entraîne une série de catastrophes, jusqu'à ce que l'on bloque la générosité. Et comment stopper celle de Diane ? Tant de dynamique désir de bien faire n'était-il pas méritoire ? Chacun sait que l'autorité doit encourager ceux qui cherchent à être utiles à leur société, à oeuvrer pour le bien commun, à sortir de l'ornière ceux qui y sont tombés; Diane le savait; quel effet aurait sur elle un refus ? Un refus à ses yeux forcément injustifié ? Il aurait fallu la faire "émerger" pour qu'elle puisse comprendre pourquoi elle ne devait pas devenir déesse.

Madame la commissaire en chef fut à la hauteur de sa légendaire habileté. Elle promit son aide inconditionnelle contre les lourdeurs administratives sans bornes. Le projet de Diane - "permettez-moi de vous appeler Diane" - la touchait profondément, son enthousiasme était si communicatif que si elle ne se retenait pas elle signerait les papiers que seul le Conseil des prisons pouvait lui permettre de signer. Les membres de ce conseil sont secrets, la législation a interdit la divulgation de leurs noms afin d'assurer leur impartialité; d'un autre côté, coupés des confrontations publiques, ils font preuve d'un conservatisme étroit. Hélas, hélas. Mais on lutterait ! On gagnerait sûrement ! On y passerait le temps qu'il faudrait. On gagnerait du terrain petit à petit probablement. On escaladerait échelon après échelon sans renoncer. On arriverait peut-être en haut.

Diane sortit de l'entretien très satisfaite. Notre Général, dans sa sagesse, a multiplié les conseils de toutes sortes, les commissions, les co-décisionnaires, de telle façon que le pouvoir diffère éventuellement un avis sur une question brûlante jusqu'à la mort du demandeur sans même qu'il puisse s'en offusquer. Son affaire avance, il a un but dans la vie, sa nourriture de vie, on ne va pas le désespérer, lui "couper les vivres" en quelque sorte, au contraire; la conviction  de gagner  suffit pour une vie et à son dernier soupir il murmure : "Quel dommage. J'y étais presque." Une bonne illusion légale vaut mieux qu'une vérité salope.

Restée seule Myriam eut un petit assaut de dépression. Chaque fois qu'elle avait voulu prendre seule des décisions pour "bien faire" en ignorant délibérément les contraintes légales, jugées trop contraignantes, sclérosantes , pesantes, elle avait engendré des catastrophes; il est curieux que l'on ait si peu conscience de ses limites, que l'on croie comprendre ce que les autres ne comprennent pas au lieu d'être suspect à ses propres yeux; nul ne peut se regarder longtemps dans une glace sans ciller.

Sa réponse à sa faiblesse fut de vite rentrer chez elle pour retrouver son petit Michel. L'enfant était si mignon, adorable, qu'elle en oubliait le monde. Elle renvoya sa nounou afin d'être la seule mère pour lui. Ils passèrent un moment inoubliable (pour elle) à jouer ensemble. L'animal humain vaut mieux que sa pensée mais il ne peut pas s'arrêter de penser : le petit Michel endormi elle regarda sa liste des pères potentiels; elle réfléchissait.

 

 

 

Quatrième partie :

REMEDES

 

I

Oui, ce fut d'octobre suivant que date notre rencontre. Son prédécesseur n'avait pas tant tardé. Elle avait, reconnaissons-le, vaillamment soutenu son indépendance à la cime régionale. Hors lobbies. Hors influences. Au-dessus de la mêlée. Sa nature placide lui avait permis d'échapper à la fois à l'ivresse et au vertige. Mais dans la durée une telle situation de pénible passe à intenable.

Il faut considérer aussi la présence de l'enfant. La mère a beau vouloir le protéger des coups qu'elle reçoit, une lapalissade nous rappelle qu'il en reçoit forcément les contrecoups. La mère ne protège l'enfant qu'en faisant en sorte de ne pas recevoir de coups. Et puis elle attendait déjà le second enfant.

Remarquez que la situation pour un homme n'est pas plus facile; la preuve : son prédécesseur avait tenu moins longtemps, il avait eu besoin de sécurité lui dont le rôle consistait à assurer la sécurité, il avait eu besoin "d'amis sûrs", pas très "amis" mais sûrs; surmonter épreuve après épreuve, attaque après attaque - et c'est quotidien dans une position enviable donc enviée et crainte donc détestée - émousse la résistance. D'infimes éclats de la force, du courage, de la conviction, de la ténacité, sont arrachés à chaque coup. On perd de sa vie; on le sent s'échapper de soi. Quel remède ? L'isolement rend vulnérable; il faut un bouclier.

Notre sotteciété comme la plupart des autres condamne les organisations para-militaires, les associations secrètes, les milices d'auto-défense; elle a la prétention de suffire à la paix intérieure - beaucoup de prétention.

En même temps elle accepte, au nom des libertés, quantité de groupes de pression qui sont autant de forces de combat contre ce et ceux qui s'opposent à leurs intérêts; chacun, avec pignon sur rue et légitimité, est une milice de fait avec ses mercenaires payés coup par coup et ses permanents des profits et du combat pour les profits. N'importe quel opposant sera éliminé ou par mercenaire de loi ou par mercenaire d'affaires ou par mercenaire média ou par mercenaire de la force physique. Les saints sont rares sur cette planète.

La seule puissance supérieure aux milices légales des intérêts privés, lesquelles se nourrissent sans frein de la puissance de l'état, s'en repaissent alors qu'elle devrait les mettre au pas, est la fraternité des honnêtes gens. Sans structures apparentes, sans tambours, sans trompettes, sans discoureurs. Il ne s'agit pas d'une association secrète. Il s'agit d'une entraide discrète. Sans chefs, sans dirigeants, mais avec des membres plus actifs, plus influents que d'autres - comme partout et toujours.

"Je ne suis rien, je suis tous les nôtres", voilà notre devise. Ni prétentieuse, ni menaçante, vous voyez. Notre système social a besoin de gens calmes et circonspects qui ont le sens de la communauté. Il ne doit pas être déstabilisé. Une paix stable est une paix violente. Laissons les protestations gnan-gnan, les niaiseries traditionnelles des sectateurs de l'exploitation sans frein de l'état jusqu'à ce qu'il soit vidé de toute substance, de toute richesse. Nous voulons nous continuer, peu nous importe le bla-bla des mercenaires du profit. Chacun de nous est protecteur du seul bien réel : notre société. Elle est nous. Ceux qui l'attaquent pour leur intérêt sont nos ennemis. Leurs milices du fric ne sont pas interdites, nous ne nous soucions pas d'interdiction. L'intérêt de notre société est la loi, nous sommes notre société, nous sommes la loi. Le droit officiel représenté par Madame la commissaire en chef et les juges n'est qu'un droit parallèle.

Ces explications, à mon sens, permettent de comprendre le comportement de Madame la commissaire en chef. Notre rencontre fortuite lui était devenue nécessaire. Nous aurions été peinés qu'elle ne s'en rende pas compte. Mais le Général aurait-il fait confiance à quelqu'un de borné et d'entêté au point de jouer au chêne ?

Les comportements sont les habits des idées. On peut les imiter mais pas dans la durée; la bure ne cachera pas longtemps l'hérétique; le moine taille et coud son habit. Ainsi celui qui veut se cacher sous des apparences nous révèle à la fois avoir quelque chose à cacher et son esprit de fourbe. Vivons vrai, n'est-ce pas préférable ?

J'avais su qu'elle serait des nôtres, qu'elle était des nôtres, bien avant elle. Elle avait besoin de temps pour évoluer. Quand certains s'impatientaient je leur rappelais des exemples "célèbres" et on m'écoutait.

Je suis un homme d'habitudes. Comme ça on n'a aucune difficulté pour me rencontrer. Le hasard est facile avec moi.

En octobre les beaux jours deviennent rares, je profite encore des plages; elle avait choisi un jeudi, où je me rends dans la presqu'île à la mieux protégée du vent et des vagues. Néanmoins une tempête déchaînée la semaine précédente y avait rejeté, comme ailleurs, déchets en masse et bouts de bois en si grand nombre qu'on aurait dit une forêt abattue. Difficile de se trouver un coin propre, je dus mettre la main à la pâte, j'avais apporté des gants. Installé juste au bord des vaguelettes tranquilles mais assez fraîches, je tournais le dos aux bûchers dont le vieux Camus, le cantonnier, surveillait les flammes tout en rassemblant des branches, des bouts de bois divers, pour en édifier d'autres. En bout à ma droite, vers le chantier du port, étaient assis sagement de petits écoliers que leurs institutrices avaient amené contempler le spectacle. Après tout une plage de naufrage peut être une image d'éveil.

Je sortais de l'eau quand Myriam arriva. Elle s'installa sur l'arrière, au pied du muret qui soutient la terre du chemin, assez près du petit escalier, où les plus fortes vagues seules avaient projeté des déchets, si bien qu'il lui suffit de quelques coups de pied pour les écarter et avoir son espace.

On entendait à peine la mer. Quelques goélands parfois nous survolaient avec des cris. Un se posa et longtemps immobile, statufié, fixait à bonne distance les bûchers.

Derrière la plage il y a une colline coupée par une route semi-piétonne avant les maisons, on est protégé du bruit et de la fureur des hommes, loin de leurs préoccupations immédiates; pas de leurs détritus, malheureusement. Pourquoi réfléchit-on mieux aux problèmes de sa ville (et au-delà) en regardant la mer qu'en regardant sa ville ? Le soleil effleurait les vagues leur créant un sourire et il glissait sur leur danse rieuse comme une aile de caresse; les rêves noyés ne referaient pas surface, bateaux sinistrés sinistres; l'eau rendait les malheurs invisibles. On se croit invincible contre l'invisible. Mais chacun de nous est une sentinelle; il ne faut surtout pas somnoler, s'endormir; le malheur englouti n'est qu'un rêve, y croire c'est déjà somnoler. Les bateaux sinistrés, bateaux avec leurs morts à la barre, sur le pont, leurs morts armés, referont surface; il faut couler et couler encore ces navires; ils attendent que l'on somnole. De quel côté est le rêve ? croire qu'ils ne ressortiront pas ou croire qu'ils ressortiront ? Le pari pour notre survie nous force à choisir la seconde possibilité.

Les enfants se levèrent et sous la conduite de leurs institutrices commencèrent la traversée de la plage. Il s'agissait d'en atteindre l'autre bout dans le calme afin de contempler la diversité des déchets. Hautement éducatif. L'aller se fit par le bord de la mer et, "naturellement", l'arrêt pour attendre les derniers fut programmé juste à ma hauteur; s'il y a ne serait-ce qu'un édeniste il faut se garder de le laisser tranquille; la bêtise prétentieuse des instits est proverbiale. Tout ce petit monde, soigneusement emmitouflé, m'ayant bien examiné demi-nu sur ma serviette (comme c'est agréable !), enfin reçut l'ordre d'avancer. Le goéland revint et m'examina à son tour. J'avais sorti un sandwich qui lui rendait l'humain sympa provisoirement. Un habitué. Il vous complexe subtilement par sa seule immobilité et quelques regards. Un vrai professionnel de la mendicité. Quelles prouesses d'extorsion de sandwiches n'accomplirait-il pas s'il était doté de la parole. Son avidité limitée par sa taille me permit de survivre. Le soleil d'octobre a une douceur tranquille qui ralentit le temps et  octroie une respiration légère, d'un rythme au bord du sommeil. La sérénité devient communicative telle une sympathie universelle.

Les enfants ayant atteint le bout de la plage firent demi-tour pour revenir vers le chantier du port, cette fois par le haut en longeant le muret.

Leur halte pour commentaires et rattrapage des égarés eut lieu "naturellement" à la hauteur de l'unique baigneuse. Myriam, excédée de ce sans-gêne d'institutrices, gagna le bord de la mer, non loin de moi. "Elles sont vraiment inconscientes", me dit-elle à mi-voix en leur tournant le dos. "J'ai subi la même épreuve avant vous. Il y a des gens que la paix des autres afflige.

- Pour une fois que je m'accorde une pause de midi prolongée...

- Asseyez-vous donc ici un instant, ils seront bientôt partis. J'ai dégagé assez d'espace."

Elle s'assit près de moi. Les présentations n'étaient pas nécessaires. Nous échangeâmes des souvenirs d'enfance, les siens n'étaient pas assez heureux pour une conversation, je connaissais suffisamment les détails de sa vie - qui n'est pas concerné par le passé des dirigeants, lequel les explique ? - pour contourner habilement ses cauchemars. Néanmoins quand elle parla de son petit Michel et de l'enfant qu'elle attendait, je lui demandai si elle ne pensait pas qu'un père est important pour élever des enfants. Ce point nous importe particulièrement. Une société sans pères est une société suicidaire. Les mères triomphantes créent une société déstabilisée. Donc autodestructrice. Elle me dit qu'elle avait surmonté son passé. Je la crus sans peine, son affirmation concordait avec nos observations.

Nous ne sommes libres que liés aux autres, avec d'innombrables liens. Certains se choisissent. Myriam après avoir réalisé son unité avec Madame la commissaire en chef (au lieu de la considérer comme un double étrange d'elle-même) avait besoin de liens avec nous.

J'évitai les propos sur l'actualité, je ne voulais pas la mettre mal à l'aise; elle y vint d'elle-même. Une affaire à cette époque agitait si j'ose dire les conversations; pourquoi pas la nôtre ? Il s'agissait de la tentative de meurtre par un clandestin de sa petite amie qui s'était libérée de Mahomet; il était question de le pendre, la pression populaire (sans sinistre jeu de mots) augmentait. "Apparemment le fanatisme religieux musul a tué le fanatisme de la tolérance", remarqua-t-elle. Venant de sa part - chargée de l'application des lois -, cette phrase ressemblait à un engagement de laisser-faire. Nous n'avions pas dans l'idée de rendre ce drame exemplaire ou même significatif et aucun tribunal n'aurait pendu l'accusé, cette façon d'amnistier à l'avance un jugement et une exécution populaires alors que la libéralisation décidée par le Général réduisait même les dératisations à des captures et des renvois hors de chez nous, soufflait le feu. Il est vrai que dans sa position si particulière elle était aux ordres pour donner des ordres, sa liberté se limitait à des retards, des oublis et des erreurs (tous susceptibles de lourds reproches). Nous parlâmes alors de Madox particulièrement actif dans cette affaire. Il avait repris la tête de son Association pour les droits de l'homme et se montrait vaillamment à la télévision, se répandait dans les médias, mais il semblait très seul et au fil des jours de plus en plus seul. Il avait engagé une partie sans que nul ne le lui demande et il était en train de la perdre. L'intention de Madame la commissaire en chef n'était donc pas évidente.

D'autant que, nous le savions parce que savoir est nécessaire pour aider sa société à éviter les dangers, les trahisons, les attentats... parce que l'information vraie est nécessaire à la survie d'une démocratie et ne se trouve pas dans la presse... parce que les citoyens véritables sont les lois vivantes d'une démocratie... parce que l'effort pour connaître ce que les autres cachent est une loi non-écrite de la démocratie pour laquelle l'opacité s'avère une eau glacée qui s'étend perfidement, saisit, noie les idéaux, les valeurs, les libertés... le nouveau fils de Myriam était de Madox. On pouvait donc se demander si son rapprochement avec nous n'avait pas le but de le protéger; sauf que nous n'avions jamais eu l'intention de nous en prendre à lui (un aimant bien visible a l'avantage d'attirer ceux qui ont les mêmes idées mais sans lui resteraient inconnus). L'ignorait-elle vraiment ? Après tout ce n'est pas impossible.

Je vis plutôt à l'époque dans cet échange de propos une demande de neutralité avec engagement réciproque.

La discussion continua un peu sur tout et rien. Je me souviens seulement que, à une de mes remarques sur l'impatience fréquente des citoyens à l'égard des échecs de la police, elle plaisanta sur l'importance des affaires non-élucidées dans une démocratie. Il ne s'agissait que d'une boutade, mais une bonne erreur judiciaire peut valoir mieux qu'une justice dans l'instant, le futur a ses exigences que l'étroitesse du droit ne connaît pas. Quoi qu'il en soit n'était-il pas charmant de sa part de remplacer un plaidoyer pour la police par une pirouette spirituelle ? Qui n'aurait sûrement pas amusé un esprit sévère et borné.

Nous ne nous étions plus occupés des enfants. Ils étaient en train d'écouter le cantonnier. Celui-ci, en quelque sorte chargé de cours par les institutrices, expliquait son travail. Des enfants impatients d'aider commencèrent ensuite un tas de branches en courant partout et frôlant parfois les affaires de Myriam, ce qui laissait supposer pire pour bientôt. Elle me quitta pour les écarter. Ils ne répondirent rien à ses propos d'aller jouer plus loin mais coururent se plaindre à leurs institutrices, lesquelles blâmèrent assez fort ceux et celles qui n'aiment pas les enfants.

Leur tas terminé, ils contemplèrent gravement le cantonnier y mettant le feu : bien sûr c'était l'aboutissement logique de leur travail mais c'était dommage quand même, un si beau tas... La fumée montait droite des branches noires, aucune odeur ni bruit ne me parvenaient des bûchers, le silence avait repris la plage.

Les enfants repartirent à leur école.

Myriam s'en alla à son tour, me faisant un petit signe de la main.

Le goéland revint me visiter; je ne mangeais plus, il avait pris l'habitude des humains; peut-être désormais s'ennuyait-il seul ou même avec ses congénères.

Et je songeais à l'étrange cas Madox, historien doué à la longue carrière d'opposant universitaire tranquille aux pouvoirs, une opposition presque statutaire tant la jeunesse la prend traditionnellement pour la pensée, et qui sur le tard agissait ses idées, ou les jouait - comment être sûr ? - sans que l'on puisse en accuser la candide Asma, simple prétexte qui lui était indispensable pour devenir acteur. Elle lui donnait le courage d'aller au précipice. Pourquoi s'imaginer que celui qui saute ou tombe est "Quelqu'un" tandis que le prudent resté à distance du danger ne serait qu'un raté de la vie ? Les raisonneurs ne sont pas les payeurs; ils piègent des naïfs dans les filets de leurs idées; Madox était devenu son propre naïf.

De la manière dont il procédait il risquait d'être le pendu à la place de celui que personne n'aurait pendu. Il prenait médiatiquement sur lui un risque inexistant qui, de ce fait, prit forme. Un risque pour rien. Comme celui d'un conducteur qui pousse à fond sa puissante voiture sur une autoroute déserte en pleine nuit, qui fonce avec seul but potentiel l'accident.

Quand une société cesse momentanément d'être suicidaire, les suicides individuels se multiplient ou bien ils se voient au lieu d'être perdus dans la masse. Madox était un meneur qui ne menait à rien. Il conduisait sans passagers. Les passagers ont tendance à demander où l'on va, la réponse "tout droit" ne leur paraît pas suffisante. Il y a des gens qui attendent d'être âgés pour cesser d'être raisonnables.

C'était sûrement la "qualité" qui lui avait valu le choix de Myriam. Je ne crois pas en effet qu'il y ait eu jalousie envers l'hybride. Elle avait le goût conscient des hommes exceptionnels et, d'une certaine façon, Madox en brisant les barrières du convenable, de l'intellectuel, du socialement installé, de l'universitaire médaillable, de l'homme âgé sexuellement résigné, du révolutionnaire de salon, était entré au triste panthéon des solitaires remarquables et remarqués. C'était tout de même encore un curieux choix pour une commissaire de police en chef.

Quand le soleil déclina je pris le chemin du retour lentement, les derniers beaux jours d'octobre sont les derniers beaux jours de l'année; la lumière était de cristal. Je gravis l'escalier de la colline au lieu de passer par le parking et la route pour rejoindre l'arrêt de bus. Arrivé en haut je me retournai vers la mer. De minuscules voiliers pour enfants de l'école nautique regagnaient le port, les couleurs vives de leurs voiles étaient le mouvement de la joie sereine, l'eau de ciel effaçait leur trace doucement. Aucune vie au-delà, dans cette région si peuplée, comme si la mer et toute la cité s'étaient vidées d'hommes jusqu'aux montagnes déjà enneigées. On se sent alors curieusement seul au monde; on se sent responsable du monde.

Dans le bus je réfléchis aux coups de téléphone indispensables, aux destinataires, aux rencontres les jours suivants, aux paroles à dire et à ne pas dire.

Le prix de l'alliance ne m'échappait pas; il faut avoir les idées larges avec ses "amis", on doit leur passer quelques faiblesses, voire quelques incartades, tourner la tête et le regard en quelques circonstances. La psychologie coupable aime se faire passer pour des machins-pensées et la pensée inventée justifie la psychologie; les idées de Myriam m'éclairaient assez sur ce qu'elle se cachait mais on ne peut pas exiger de quelqu'un d'être transparent pour lui-même, il n'est même pas sûr qu'il puisse le supporter; son évolution vers nous n'était pas le fruit d'une longue réflexion logique comme elle se plaisait à le croire mais l'habit de la logique et de la responsabilité était seyant pour ses intentions, pas toutes bonnes, mais bonnes globalement dans le mesure où Madame la commissaire en chef s'engageait à soutenir les nôtres, par oublis notamment.

Madox ne supportait pas de ne pas être le jeune amant d'Asma. Il s'était choisi héroïque par défaut. Dans son programme de course au précipice il n'y avait pas non plus de rôle paternel. Pourtant il n'était plus vraiment en mesure d'arrêter son existence, elle lui survivrait malgré lui en quelque sorte.

Si on considère alors l'histoire de Michel, si tant est qu'il ait eu une histoire et n'ait pas été un simple figurant de celles des trois autres ou de deux des autres, si on considère son tragique décès, élucidé officiellement seulement, on en vient à se demander s'il a été une victime d'idéaux ou de psychologies. Et si lui-même ne les a pas confondus. Là où le raisonnement semblait régner avec sa logique idéologique, c'était peut-être la confusion qui régnait; il est mort en se trompant sur lui-même et sans même savoir quel rôle il jouait dans les histoires; le figurant s'imaginait sûrement que les autres étaient figurants de la sienne, sans doute inexistante.

Je ne suis pas homme à me mêler des drames, ni à les empêcher : chacun a besoin de son illusion de vie; il me semble regrettable d'intervenir dans les erreurs particulières. Chacun se perd à sa façon. Les nourritures de vie remplacent valablement les trucs-idées. Seul le global, notre société, justifie que je me mêlé des affaires des autres. Par leurs malheurs. Pas leurs souffrances. Notre système et la culture dont il est né n'ont pas plus besoin de justifications que la vie.

 

 

II

Des mois s'écoulèrent. Michel eut un frère : Madox. Il portait en prénom le nom de son père. Nos félicitations à la mère couvrirent des protestations sur le choix du prénom jugé trop révélateur de celui du père et contraire de ce fait à nos habitudes sans l'être absolument à notre système de vie. Le petit Madox vint donc au monde sans mystère. Asma, qui ne voulait pas avoir d'enfant vint le dorloter et les photos se vendirent bien.

On fut obligé de considérer que les événements privés de la vie de Madame la commissaire en chef prenaient une importance inhabituelle et même démesurée. Pour la masse la vie de son prédécesseur se limitait à sa fonction. Avec elle une personne occupait la fonction. Celle-ci était passée au second plan. On n'aurait pas pu changer aisément l'occupante de la fonction de commissaire en chef; pas sans questions; pas sans grosses vagues. Elle s'était donné une telle importance, avait tellement acquis de sympathies, y compris par ses défauts, qu'elle paraissait propriétaire de son poste, elle y paraissait aussi légitime que le Général dans le sien. Par conséquent aussi indéboulonnable. Normalement c'est justement un cas où il faut déboulonner. Mais notre intérêt n'allait pas en ce sens. Nous calmâmes donc les colères et les velléités de hauts dirigeants et l'étonnante provocation, ou coup de force, de Myriam, rendant pour ainsi dire ses enfants "légitimes" comme ceux d'une famille de grands nobles et les imposant officiellement comme si des bébés pouvaient être officiels, passa pour une peccadille.

Cette légitimité gagna du poids à la mort de Madox père.

Celle-ci eut lieu pas très longtemps après et tint le centre des discussions au moins un mois.

La version certifiée vraie par la police sans que Madame la commissaire en chef trop proche du mort s'en mêle, fut un suicide à cause d'une grave maladie que le patient refusa de nourrir de sa vie. Il avait tué son assassin, selon les termes de sa lettre.

Allez savoir pourquoi, personne n'y crut. Surtout pas nous. Quand le débat médiatique fut clos faute d'éléments nouveaux, beaucoup restèrent persuadés que l'historien avait été assassiné. On n'appréciait pas ses trucs-idées et ses machins-pensées d'historien et agitateur, on n'admettait pas une mort autodécidée pour un coupable d'idées. Il lui fallait une fin digne des reproches qu'on avait à lui faire. Il n'avait pas le droit de fuir la justice des hommes. Donc il ne l'avait pas fuie.

Asma fut désignée coupable; ce qui n'était pas vraiment négatif; sa cote professionnelle remonta. Elle parut sulfureuse. Tous ceux qui l'approchaient mouraient. Elle portait la mort. L'hybride si belle était ange mais son annonciation était sinistre. Trop belle pour être réduite à sa beauté, elle produisit de nouveaux phantasmes et des suicidés, plusieurs années de suite, avaient fixé un de ses posters de mode sur le mur devant eux, ils s'étaient donné la mort en la regardant; dans leurs lettres ils l'appelaient la "passeuse", celle qui aide à mourir les êtres souffrants et conduit les âmes hors des temps.

A partir de fuites policières, vraies ou inventées on ne cessait de prétendre que Madox s'était tué avec un pistolet qui n'avait pas tiré. S'il avait une balle dans la tête comment l'expliquer ? Mais en avait-il une ? Et là intervenaient les doctes qui expliquaient qu'une mort naturelle avait été camouflée en suicide par Asma. Le mobile était évident : se récréer un image. On pouvait faire confiance aux médias pour tomber dans le panneau - en connaissance de cause, car, voyez-vous, dans leurs beaux bureaux sécurisés les De la presse calculent fric and fric, et sont bêtes, ânes, oies quand ça rapporte. T'as jamais trop d'sous. Puisqu'il était mort autant que sa mort soit utile à quelqu'un et même à beaucoup. Tous ceux qui le pouvaient arrachaient un bout du mort. S'il y a un au-delà celui-là y est sûrement considéré avec le respect dû aux plus gros profits, aucun autre n'en a engendré autant..

Les esprits perfides, eux, tenaient la meurtrière en Asma et cherchaient des preuves pour la coincer. Sa place était en prison pas à la télé où on la voyait de nouveau, souvent invitée dans les discussions-jeux. Comment avait-elle opéré ?

Franchement, pour convertir un meurtre en suicide sans que la police réussisse à s'en apercevoir il aurait fallu au moins les connaissances techniques et l'intelligence froide de Madame la commissaire en chef.

Mais quel aurait été son motif ? Aucun. Pour aider l'hybride au lieu de la raisonner ? Ça ne tenait pas debout.

Une photo toucha le coeur de toutes les mamans, celle de Myriam avec son petit Madox dans les bras lors de l'enterrement au bord de la tombe. Le petit Michel se tenait contre sa mère, sans rien comprendre.

Cette mort nous était inutile, il allait falloir surveiller l'émergence du nouveau guide pour la jeunesse, voire aider le candidat qui serait à nos yeux le meilleur aimant. Tout un travail de promotion d'un adversaire choisi. Et insérer dans sa carrière et sa vie s'ils n'étaient pas encore présents les éléments de destruction que l'on activerait s'il devenait dangereux. Les histoires de moeurs restent le meilleur démolisseur de carrière, les femmes surtout sont une inépuisable ressource.

Après tout Madox était peut-être plus malade que nous ne le croyions; il n'y a pas de confidentialité pour nous et nous pensions être très au fait; les dossiers avaient déjà été supprimés, parce qu'inutiles, quand nous avons voulu vérifier. Plus tard ceux qui s'en aperçurent décelèrent là une volonté puissante d'effacer des traces susceptibles de remettre en cause la version officielle. Les rêves de mort se fixaient sur l'étrange trio des adultes et sur les pauvres enfants marqués au fer rouge par le destin.

Des fils d'assassinés avaient bien besoin de la protection de leur mère commissaire de police. On avait le sentiment que le drame des pères était une épée de Damoclès au-dessus d'eux. On était persuadé qu'ils n'échapperaient pas au drame, à l'horreur, aux scandales honteux et sanglants. La presse gardait un oeil sur eux; il suffisait d'attendre; la moindre incartade deviendrait affaire.

Les certitudes improuvées petit à petit cessent de pousser les hauts cris, elles se résignent à ne pas être écoutées, elle se tapissent dans un coin des têtes, hargneuses et amères, prêtes à resurgir si l'occasion s'offre.

Madame la commissaire en chef vécut strictement dans ses routines professionnelles et maternelles le temps qu'il fallut pour que les routines soient considérées comme sa vie. Elle nous prouva à plusieurs reprises sa bonne volonté à notre égard par des retards d'investigation dans une affaire boursière qui concernait en partie le financement de certaines de nos actions, elle oublia en outre quelques discutables indices lors de la découverte d'un regrettable décès, enfin la police fut occupée au point de ne pas réagir le jour où eut lieu un combat sanglant à l'entrée autoroutière d'une cité. Les effectifs manquaient, elle n'y était pour rien, les politiques régionaux avaient réduit les crédits. Une trentaine de morts : des "esprits éclairés" d'une lumière anti-française, des dealeurs (jamais loin des "esprits éclairés"), des trafiquants d'armes, quelques artistes particulièrement ouverts à la "chute du régime" (pour reprendre leur expression) malgré la libéralisation, et leur garde d'immigrés récents pas intégrés du tout.

Peu après elle reçut la plus haute décoration de l'état des mains mêmes du Général en visite officielle dans notre région. Ce qui prouve qu'il n'était ni prisonnier de ses proches ni gâteux. A cette occasion nous aidâmes à empêcher deux attentats : l'un perpétré par les services secrets étasuniens particulièrement actifs pour nous déstabiliser, leurs membres tombèrent entre nos mains au lieu de celles officielles, ce dont ils n'eurent pas à se réjouir; l'autre attentat, musul, nous fournit rapidement de précieuses informations. La taulairance avait pondu ses oeufs de serpent dans notre société; elle ne se contente pas de concessions, d'acceptations; elle n'est satisfaite que lorsqu'elle a tué la société dans laquelle elle a réussi à s'installer; elle se tue elle-même en tuant son hôte car elle est suicidaire, elle a été engendrée par les forces de mort de la société et se présente sous l'aspect séduisant de la liberté et de la vie.

Notre Général fit une tournée triomphale méritée. Il nous a permis de survivre aux tentatives d'occupation et aujourd'hui nous nous en occupons nous-mêmes. Nous avons compris sa leçon et la leçon de l'Histoire, la vraie, celle sans tripatouillages des Madox et compagnie; nous savons que notre liberté est notre société et qu'elle mourra si la tolérance ouvre les portes au cheval de Troie musul; seuls les niais et les traîtres ne font pas passer les leurs, la survie des leurs, avant des idées.

 

 

Conformément à notre mode de vie Myriam ne resta pas seule pour élever ses enfants. Elle se mit en ménage avec le charmant Charlie Charlot. C'était un plaisir de voir cette petite famille aux courses ou à la promenade. Certes l'image n'était pas trompeuse pour nous : Charlie Charlot était très recherché des dames et à l'évidence un accord avec sa compagne officielle l'autorisait à lui éviter des jalousies.

Pendant un certain temps on vécut dans la sérénité et l'harmonie. Aucune agression intérieure ou extérieure ne nous perturba. Nous savions que le bonheur ne dure que si on ne somnole pas, que si on reste prêt à répondre aux attaques et, en un sens, le bonheur pâtit de l'effort de surveillance pour lui permettre de se continuer; juste pour quelques-uns, juste pour les gardiens. Je suis un gardien.

J'écris cette chronique comme mon père à écrit celle des événements de son temps, comme mon fils écrira la sienne, puis son fils... Nous rendons compte de l'Histoire, par-delà l'histoire universitaire soigneusement repensée au point d'être travestie "innocemment", scientifiquement. Notre Histoire vécue n'est plus reconnaissable dans les livres bien documentés des historiens; la pensée humaine ne peut pas être à la hauteur de la vie; aucun esprit humain n'est assez vaste pour englober la vie même d'une courte période passée. Un historien est un vautour par nature. Moi je vous ouvre les portes de notre temps.

Diane aussi était en ménage, nous l'avons dit, et son affaire d'aide aux défavorisés du bonheur tournait remarquablement. Elle eut une bonne surprise quand elle reçut l'accord de Madame la commissaire en chef, dûment motivé par l'accord du Conseil spécial des prisons, pour porter la bonne parole aux filous, voleurs, bandits, assassins, enfin criminels de toutes sortes. Cette immense tâche à accomplir devant elle l'enthousiasmait. Sans tarder, joyeusement, l'apôtre commença d'illuminer les geôles. Ses accords avec leur direction étaient stricts. Les rieurs et les récalcitrants allaient développer leur réflexion dans le recueillement du mitard. Le temps qu'il fallait. Ils en ressortaient à moitié convertis, au moins. Objectivement beaucoup d'humains regardent l'idéal comme des vaches un train; si par bonté on veut les faire grimper dans le train il faut les pousser; la force et la contrainte dressent au salut. Et pourquoi pas ? C'est sans doute mieux que de ne rien faire pour eux. Les bonnes intentions valent mieux que le scepticisme. Le scepticisme est le petit frère du cynisme. Les bonnes intentions sont sympathiques, leur inefficacité répétée ne les décourage jamais; l'imbécile heureux est heureux donc pas si imbécile. Diane a beaucoup oeuvré pour les prisonniers, on peut critiquer sa façon (on ne s'est pas gêné), mais on doit reconnaître que les réinsertions furent plus simples et plus réussies dans de nombreux cas grâce à son travail, préparatoire en somme, au siège des punitions. Le bonheur est-il un lavage de cerveau ? Partiellement. Soit. Mais il resterait à démontrer qu'il vaut mieux laisser croupir que laver; la propreté y compris dans sa tête est supérieure à la saleté conservée comme un bien précieux par les idéalistes bornés; une ordure lavée n'est pas abîmée.

En plein règne de la paix et de l'amour, un matin, je m'en souviens bien, je me vois encore laissant pain, beurre et café à la sonnerie du téléphone - et la nouvelle désolante, inquiétante, menaçante : le charmant Charlie Charlot était en train d'"émerger".

Une sentinelle n'est jamais surprise que l'ennemi apparaisse brusquement. Ses germes de mort sont invisibles longtemps dans le bonheur mais ils sont présents, toujours. Ils sont moins patients que nous.

Le petit Charles, troisième fils de Myriam (et de Charlie Charlot) était déjà né; ainsi la famille était une vraie famille, le père un vrai père; Myriam et Charlie Charlot ont vécu plusieurs années ensemble. Ce couple était constamment à la une ou en couverture des gazettes et hebdos, parfois avec l'hybride qui, vivant seule, trouvait un réconfort, une chaleur en se joignant à leur vie familiale, en conduisant les petits au jardin public comme toutes les mamans (Myriam n'avait pas le temps), en jouant avec eux. Une amie rassure plus que des employées, tant qu'elle s'occupe des enfants on est tranquille. Quatre cinq ans de vie commune, oui. Un vrai bonheur et soudain...

Nous n'avions pas été sans craintes lors de l'étrange choix de Myriam : une commissaire en chef et un réformé pour menace terroriste formaient un couple détonnant, éventuellement détonant. Les catastrophes prévues manquent rarement d'arriver. Sans être pessimiste une sentinelle peut assurer qu'elle n'est presque jamais heureusement surprise.

Le père des enfants de Madame la commissaire en chef  avait commencé  par tenir de curieux propos : "La liste des morts coupables vaut bien celle des morts innocents", " Notre Général, splendeur de l'occident, devrait savoir se retirer et même décamper", " Pas de De Gaulle sans Pétain, alors ni l'un ni l'autre", "Chez nous le temps ne passe pas, il stagne", "Quand il n'y a pas de soubresauts de la vie et que tout est sous contrôle, on s'ennuie", "La jeunesse se laisse amuser par un hochet de libéralisation agité par un vieillard"... Madox aurait adouci l'alcool de chacune de ces phrases dans dix litres d'eau. L'aimable réformé émergeait vite. Il participa bientôt à des réunions secrètes que certains des nôtres organisaient pour contrôler les dangers humains éventuels. Puis, pris de doute, preuve de bon sens et d'intelligence, envers ces organisateurs, il en organisa lui-même et il fut de plus en plus difficile de s'y infiltrer.

Nous prévînmes Madame le commissaire en chef, et comme elle semblait ne pas réagir - comprenons-la, sa situation était délicate, une compagne aimante est désarmée dans de telles circonstances -, finalement je rencontrai Myriam. Selon sa demande à la terrasse du café où une des nôtres l'avait vue avec Michel autrefois. L'intention derrière cette correspondance n'était pas patriote, il fallait en tenir compte. Et, de fait, au début de l'entretien, elle fut assez cavalière, presque insolente envers nous. A l'évidence elle se croyait désormais plus forte que nous. Elle dit :

- Ce que fait mon compagnon ne me regarde pas, il est assez grand pour prendre ses décisions tout seul.

- Qui est seul dans un couple ?

- Je ne vais pas veiller sur lui comme sur un enfant; j'en ai déjà trois.

- Madame la commissaire en chef ne veille-t-elle plus au bien de tous ?

Je commençai à me demander si la mère des enfants de Michel et de Madox n'avait pas une part (lourde) de responsabilité dans l'émergence de Charlie Charlot. Je le lui laissai entendre nettement. Elle ne cilla pas. Son sourire, que l'on pourrait qualifier de suffisant, ne la quittait pas. Menacer ne sert à rien; on prend contact et on échange des points de vue; on se quitte "avec conséquences".

Ceux qui prétendent que Madox était à l'origine de la mort de Michel que Myriam aurait vengé, virent une preuve dans l'émergence de Charlie Charlot : "Ouvrez les yeux, disaient-ils, corrompue par le premier, elle n'a jamais changé." D'autres considéraient qu'il s'agissait chaque fois des pères de ses enfants et se demandaient si elle ne faisait pas des choix de psychopathe, attirée par ce qu'elle pourchassait, chasseur fasciné par son gibier. L'hybride n'était pas épargnée : elle avait sans doute conservé des papiers de ses deux compagnons, elle les avait donnés à Charlie Charlot, il s'était monté la tête, prenant la suite de criminels il s'était pris pour un croisé...

- La situation est riche de possibilités toutes négatives pour vous, remarquai-je.

- Je ne les crains pas, répliqua-t-elle fièrement. La police est la force, la force servira le droit.

Il y avait là une menace qui siffla à mes oreilles. Le droit pour elle consistait à laisser Charlie Charlot continuer, donc ce qu'il disait dans ses réunions était du côté du droit, la force publique soutenait de fait ses propos déstabilisateurs.

La seule inconnue était son rôle réel dans l'émergence et les raisons pour lesquelles elle l'avait ou favorisée ou provoquée. Personne ne savait ce qui se passait dans sa tête; elle était perturbée mais à quel point . et de quelle façon ?

Nous nous séparâmes assez froidement.

Les décisions furent prises dans les heures qui suivirent.

Une des premières mesures fut la protection de Diane. Nos aimables correspondants nous avaient informés que Madame la commissaire en chef s'était plusieurs fois trouvée sur son chemin par hasard. Avec et sans Charlie Charlot. Son esprit restait pour le moment sur la voie du bonheur mais on sait comment des paroles complexent aisément, comment on en vient à croire le bonheur égoïste et comment on est enfin persuadé qu'il y a mieux que le bonheur, se sacrifier. Les serpents de la générosité, de la tolérance, du don, de l'immigration massive, éventuellement déclarée irrésistible pour ne pas avoir à la repousser, de la fraternité universelle à vos dépens et au profit des musuls sans l'avouer, de l'athéisme collabo musul, de la mort des civilisations annoncée en prophètes et répétée médiatiquement pour abrutir par les tueurs, que l'on peut tuer avant, de la repentance pour s'être délivré des rats, des complexes pleurnichards poussant à la faiblesse pris pour la pensée par les animateurs radios et télés shootés, de la drogue omniprésente chez les people qui seuls ont la parole, du fric apparaissant miraculeusement dans les poches des déstabilisateurs, souvent des politiques... dardaient leurs têtes venimeuses autour d'elle. Aucun n'avait encore réussi à la piquer. Aucun n'y arriverait.

Puis nous créâmes le cercle autour des révolutionnaires et le cercle commença de se resserrer.

 

 

III

Les remèdes au mal ne guérissent pas sans lutte. Le fièvre monta. Le virus sournois attaqua le centre vital en jouant la similarité avec les gardiens des postes avancés pour les tromper; cette stratégie lui permit d'avancer masqué. Madame la commissaire en chef lança brusquement une rafle gigantesque dans laquelle elle prétendait capturer des ennemis intérieurs terroristes, des dangers pour les citoyens, en réalité le filet devait nous attraper, nous, et des violences nous pousser à fuir par des trous assez gros astucieusement placés, ordre avait été donné de tirer à balles réelles sur ceux qui tenteraient "par tous les moyens" de s'échapper, ceux-là étaient les plus dangereux et les plus coupables.

Un de nos atouts est l'absence de structures. Pas de colonne vertébrale - on pourrait la briser. Pas de cerveau - il suffirait de l'atteindre - mais chacun est la cerveau. Pas un seul coeur - l'infarctus ne nous guette pas plus que l'anévrisme. Bien sûr Madame la commissaire en chef le savait, elle a tenté le coup quand même. Elle reprenait avec nous la méthode contre les rats, elle dératisait. Injuste retour des choses. Nous, nous défendions notre société, nos vies, l'avenir libre de nos enfants contre des envahisseurs; elle, elle servait des trucs-idées et des machins-pensées virus tueurs de notre civilisation, la force publique qu'elle représentait était devenue arme de mort contre ceux qu'elle devait protéger. Tenter un mauvais coup, en traître, tenter une épuration idéologique nécessite détermination, absence de scrupules et de remords, conviction totale (voire fanatisme). Nous n'avions jamais réussi que provisoirement l'épuration de nos ennemis, ils n'allaient pas la réussir contre nous; nous avions eu le temps de réfléchir pour comprendre pourquoi nos triomphes étaient éphémères, nous n'avons pas eu la folie de nous croire inattaquables, nous avions adopté ce qui rendait nos ennemis impossibles à éradiquer : la reproduction parthénogénèse, la multiplication à partir d'un individu qui devient deux, cent, mille - du point de vue de l'esprit, des idées.

Quoique j'aie été particulièrement ciblé, Madame la commissaire en chef ne m'attrapa pas. On me prévint. Pour être précis (le secret désormais peut être levé) : Asma. Ses raisons paraîtront d'abord obscures, pourtant elles étaient simples, le triomphe de la réaction en nous éliminant ouvrait les portes aux musuls qui estimaient qu'elle les avait trahis, qu'elle s'était totalement "occidentalisée", le triomphe des idées qu'elle avait semblé servir à cause des circonstances de sa vie, tournerait au fiasco pour elle; en m'avertissant elle créait une dette envers elle, elle savait que nous l'honorerions. Une hybride ne peut être d'un camp ou de l'autre; si un côté gagne elle est perdante car par nature pour les uns et les autres, en dépit de ce qu'ils affirment, elle n'est pas vraiment des leurs; le seul moyen de ne pas être rejetée est l'absence de vainqueur (provisoire de toute façon). J'échappai donc. Madame la commissaire en chef, perdant toute prudence, me poursuivit elle-même l'arme à la main.

Un court laps de temps les citoyens qui ne voient que la surface de la mer et qui croient connaître la mer, les observateurs superficiels, la majorité de la population, crurent de bonne foi au triomphe de la représentante de la loi. Ils s'étonnaient seulement que les félicitations du Général tardent. Des immigrés apparaissaient brusquement, et cela les scandalisait, s'installaient avec petit sourire ironique. La libéralisation officielle autorisait et justifiait leur invasion. Madame la commissaire en chef parla de tolérance, à la télé, au vu et au su publics.

Mais ces gens-là en veulent toujours plus, n'est-ce pas ? C'est le truc-pensée que nous répandîmes dans l'opinion pour lutter contre les médias des "penseurs éclairés" et de Madame la commissaire en chef. Etant donné qu'ils accouraient sur le gâteau enfin accessible, ce n'était d'ailleurs pas faux. La CIA en outre était "généreusement" venue aider la "haute représentante"; dans ce cas la dératisation ne posait pas de problème moral aux Etasuniens, du pétrole à prix bas récompenserait leur action de "droit d'ingérence"; ce qui nous tuait était moral puisque nos ennemis tenaient les médias. Lesquels ne tinrent pas longtemps l'opinion.

Peut-être aux yeux du Général la guerre régionale était-elle une sorte de test; suivant l'évolution il étendrait l'expérience ou notre système de vie reprendrait son cours.

L'opinion "préparée" (par nous), les actes terroristes commencèrent. A l'évidence les envahisseurs voulaient toujours plus ! Ils éliminaient même leurs partisans trop modérés à leur goût, qui ne donnaient pas assez; ils voulaient tout prendre; qui était encore en sécurité ?

Madame la commissaire en chef tenta d'apaiser en attribuant les bombes, qualifiées d'artisanales, à des marginaux. Elle essaya d'insinuer que "les rebelles à l'ordre nouveau", nous dans son esprit, étaient les véritables auteurs de ces "crimes". Après l'insinuation serait venue l'affirmation. On ne lui laissa pas le temps nécessaire. Les bombes tuèrent non seulement des dignitaires mais aussi des innocents; forcément l'indignation monta, sa vague grossit, et quand moururent des enfants, devint raz-de-marée.

Nos sacrifiés sont nos héros, nos coeurs sont torturés du souvenir de leurs morts, nous sommes les seuls à fleurir encore leurs tombes. L'opinion, elle, est passée à "autre chose", expression sinistre si on y réfléchit.

Un musul interrogé par une TV et qui expliquait qu'il s'agissait d'une véritable guerre pour les valeurs démocratiques de la tolérance et du droit de s'installer où l'on veut, eut l'expression plus que malheureuse pour nos enfants de "dommages collatéraux". Cette expression devint notre poudre, nous la répétâmes partout, nous réveillâmes nos taupes des médias pour qu'elles la passent en boucle quitte à être découvertes. Puis nous mîmes le feu à la traînée de poudre; elle allait jusqu'à un explosif au centre du pouvoir; elle ébranla Madame la commissaire en chef et les "esprits éclairés" qui apparurent incapables de protéger les innocents, donc complices des criminels car ils leur avaient permis de s'établir, et toujours plus nombreux. Les complices de la mort des enfants étaient au sommet du système de défense, de police, d'ordre.

 

 

Un dimanche matin, jour du Seigneur, Charlie Charlot fut retrouvé pendu. Sa compagne avait dû s'absenter pour raison professionnelle durant la nuit - des rats à débusquer mais l'expédition sans doute mal préparée n'en attrapa aucun - et elle n'était pas encore rentrée quand une voisine, alertée par la porte ouverte entra et le découvrit.

Il passait pour l'idéologue des temps nouveaux, le mâle faisant faire à Madame la commissaire en chef ce qu'il voulait. Curieuse illusion.

La tête principale était coupée, elle ne repousserait pas. Le système de l'ordre légal a un cerveau et une colonne vertébrale, il est fragile; certes il est forcément remplacé par un autre ordre légal, besson du précédent, mais le cerveau, lui, change. Si Madame la commissaire en chef n'était pas le cerveau mais la colonne vertébrale ou même  une simple vertèbre, était-il  indispensable, ou  même souhaitable, de la briser ? Un peu avant la mort de son compagnon elle avait en sous-main manipulé l'opinion par d'habiles sous-entendus de djournalistes et d'animateurs : elle serait contrainte par lui, elle en serait la première victime. Certains insinuaient que si on la voyait souvent avec des lunettes de soleil c'était pour cacher un oeil au-beurre-noir, il la battait.

Le suicidé avait laissé une lettre pour expliquer son geste de désespoir : il reconnaissait avoir échoué dans sa haine de notre République, il demandait pardon pour les morts, il avouait s'être trompé. Rien là de surprenant. Mais la porte ouverte rendait perplexe. Les suppositions proliféraient dans les têtes bien faites. Madame la commissaire en chef expliqua avoir perdu sa propre clef, son compagnon avait voulu lui éviter de briser la porte pour entrer. Quant aux enfants, ce soir-là, ils étaient chez Asma. Ils y passaient la nuit de temps en temps quand leurs parents trop occupés avaient besoin de les savoir avec une personne de confiance.

Pourquoi pas ? L'affaire fut close officiellement car aucun élément ne permettait de prolonger l'enquête; elle fut close si vite - dans l'idée d'éteindre le feu du scandale et ainsi de protéger les fils de la mort du père - que les spéculations, les doutes, les certitudes les plus divers devinrent comme de marbre, une galerie de statues monstrueuses illustrant des meurtres. L'avéré coupable de délit de trahison parut presque à plaindre mais étant donné qu'il battait sa femme on ne lui pardonna tout de même pas. Elle, la pauvre, regagnait le sympathies. En avait-elle bavé durant sa vie ! Il y en a qui n'ont vraiment pas de chance alors qu'ils sont pourtant en haut de la hiérarchie ou des fortunes.

Quand elle se rendit avec ses fils à son troisième enterrement de père, désormais seule pour assumer la lourde charge de leur éducation, son courage toucha. Asma était là aussi, soutien indéfectible; elle avait fait venir les meilleurs photographes, elle s'y connaissait; Myriam dans les magazines était admirable de dignité éplorée, de peine dominée, de faiblesse et de grandeur humaines. Du bon boulot.

Je réapparus en public dès le lendemain sans être inquiété. J'aurais pu attendre mais il ne fallait pas avoir l'air de recevoir une autorisation, il fallait occuper la place, la prendre. Nous ne portons pas le deuil de nos ennemis. Le prix du vainqueur est la vie; elle est exigeante avec les siens; on simule la pardon aux morts pour ne plus avoir à s'occuper d'eux.

Partout les nôtres reprirent leurs fonctions. Les punitions furent justes. Une fonction vacante n'est pas forcément à demander; s'y installer correspondait à un engagement politique en faveur de la réaction désormais vaincue; alors dégage, tais-toi et estime-toi heureux de t'en tirer à si bon compte.

Peu de morts lors de cette libération; nos ennemis avaient été tués avant. On finit de nettoyer.

Les envahisseurs ne s'attardèrent pas à prétendre qu'ils étaient bien d'ici, qu'ils avaient des papiers, qu'ils avaient enrichi notre patrie de leur arrivée massive, qu'ils... ils décampèrent et nous évitèrent ainsi de les rayer nous-mêmes des listes électorales.

Restait le cas de Madame la commissaire en chef.

Notre rencontre eut lieu cette fois sur cette même plage où elle était venue me trouver la première fois. Avec l'intention de me tromper, on n'en doutait plus. Son petit sourire suffisant avait disparu. Je suis un homme aimable, la conversation fut donc aimable. Tous les postes de direction autour d'elle seraient occupés pas les nôtres; elle nommerait un adjoint, ce qu'elle avait toujours évité; elle n'aurait plus aucun pouvoir réel.

Beaucoup estimèrent que ce n'était pas payer cher. Ils ne voyaient pas que l'opinion verrait dans notre mansuétude la preuve qu'elle avait lutté contre des attentats perpétrés par les étrangers; les questions sulfureuses perdaient leurs raisons d'être; les bombes et leurs victimes innocentes serviraient longtemps de leçon contre les "esprits éclairés".

Toute communauté ou défend son territoire ou disparaît. Quel qu'il soit le vainqueur est innocent.

Le sang ne reproche pas, n'accuse pas, il est du côté des vivants, il admire la vie. La vie humaine ne peut exister sans société, notre société est notre vie, notre société ne disparaîtra pas. Ceux qui veulent s'y implanter en masse, s'en emparer sans le dire avec l'aide des collabos "esprits éclairés", la faire disparaître, disparaîtront. Ne soyons pas naïfs, la guerre qui ne s'avoue pas guerre est incessante, les pacifistes sont des vaincus par avance. Nous sommes les sentinelles, nous sommes les gardiens, nous ne dormons jamais. Un mois ou un siècle peu importe, notre vigilance de père en fils ne se relâche pas, ne se relâchera pas. L'avenir n'est pas dans la mort de notre société, celle-ci n'est pas suicidaire; le temps est en elle, elle n'est plus dans le temps.

Les problèmes réglés, le Général félicita enfin officiellement Madame la commissaire en chef.

 

 

Asma retrouva les faveurs de la presse, des podiums, des émissions de chansons, des réceptions. N'était-elle pas bien intégrée ? Toujours aussi  belle après tant d'épreuves elle apportait à la communauté l'illusion d'amour entre les peuples, de mélange des races et des civilisations. Finalement elle était sympathique à tous à force de candeur. Nous réalisâmes d'autant plus volontiers ses rêves qu'ils étaient d'une simplicité vraiment enfantine : être riche, célèbre, belle, et s'amuser.

Elle fut à plusieurs reprises l'invitée de la chaîne TV payante de Diane "La chaîne du bonheur". Un peu chère mais la charismatique réformée attirait un public suffisant par la force de sa conviction. Un téléspectateur était un jour ou l'autre acteur car la chaîne retransmettait surtout en direct les séminaires, les groupes "de travail", les "sorties", les visites... et tôt ou tard il avait envie de participer. Les "Etres de lumière" illuminaient suffisamment pour créer une zone facile à surveiller. Bien malin un individu qui s'y serait intégré pour mieux tromper, Diane l'aurait flairé, débusqué, peut-être converti. Le bonheur était bien inséré socialement.

En fait seule Madame la commissaire en chef resta longtemps sous surveillance constante. Mais elle était si bien entourée...

Professionnellement elle devint plutôt dure et gagna son surnom de "la teigne" et même de "la salope". Avec le temps s'imposait la certitude qu'elle avait fait tuer ou tué elle-même les trois pères de ses enfants. Enfin trois des pères puisque j'eux l'honneur, discutable, d'être choisi pour le quatrième enfant - mais celui-ci en tout cas ne naquit pas "naturellement", nos relations ne risquaient pas de devenir intimes, la veuve sanglante ne séduisait plus; en outre je lui arrachai mon fils à la naissance, je ne voulais pas qu'il soit élevé à sa manière dont je savais qu'elle aurait, beaucoup plus tard, des conséquences fâcheuses; faute de raison légale je menaçai carrément et après une vaine tentative de récupération elle renonça sagement. Nos enfants sont notre bien à condition d'être élevés pour notre bien. On ne se méfie jamais assez des charlatans de l'éducation et des manipulateurs idéologues qui puisent leur droit dans leurs convictions gauchistes, si absurdes et stupides soient-elles. Les parents doivent choisir l'éducation et les enseignements de leurs enfants au lieu de les subir. Nous ne supportons pas ces mercenaires de machins-pensées d'éducation, armée d'instituteurs de gauche, professeurs pédagogues appelant pédagogie leur gauchisme, qui tentent de voler légalement les enfants aux parents. On ne surveille pas une société sans surveiller l'éducation. L'absence de contraintes revendiquée est toujours le signe d'une volonté de trahison du système social, par naïve bêtise généreuse le plus souvent. Cela s'appelle jouer double jeu : prétendre se soucier de l'avenir des enfants pour démolir en les manipulant la société qui les protège. Celui qui laisse faire est complice. Celui qui est faible avec ces gens-là est complice. Celui qui livre ses enfants à ces gens qui sont des traîtres est un traître. Notre tolérance n'est pas leur taulairance. Notre liberté n'est pas leur liberté. Elles sont même incompatibles.

Mon fils délivré de sa mère reçut un nouveau prénom : Jean (elle avait tenté de lui donner mon nom comme prénom). Il vécut avec son père illégalement - mais la loi pour nous n'est qu'une façade sociale, généralement nécessaire, parfois nuisible - et ses rapports avec maman, en la présence de la mère de substitution que je lui avais donnée, suffisants pour lui éviter tout déséquilibre, ne permirent pas à cette psychopathe, malgré ses efforts habiles, de créer en lui les ravages qui conduisirent ultérieurement ses demi-frères à tant d'excès, tant de scandales, tant de conduites asociales (au sens de "contraires à notre système de vie"). La "famille royale" de notre région fut assurément à la hauteur des plus anciennes, la population put projeter sur elle ses phantasmes les plus insensés et se régaler de livres à révélations stupéfiantes. Jean en est le seul membre équilibré.

Asma contribua grandement à l'éducation de ses trois frères, ce qui, étant donné ce que j'appellerai son innocence vicieuse, ne se révéla pas un facteur positif. Souvent on les voyait, Myriam et elle, les promener ou se disputer à propos de leur éducation, Myriam vite exaspérée, répondant au téléphone, se trouvant bientôt une urgence professionnelle. Ni l'une ni l'autre ne se retrouvèrent de compagnon, même une aventure avec elles risquait d'être une marque indélébile, on risquait de se méfier partout de l'homme qui aurait osé. Peut-être ne le souhaitaient-elles pas, après tout. Difficile de croire que l'hybride si belle soit restée sans mâles de leur fait. Peu importe.

Les remèdes au virus déstabilisateur n'étaient que temporaires, nous le savions. Le mal ne quitte pas le corps social. Il y est tapi. Il attend. Nous attendons. Il est immortel. Nous nous rendons immortels : nous avons appris de lui comment procéder. Pour nous le fils est comme le père; à la mort du père, il devient le père; il est prêt, à la même place de gardien, rien ne le corrompra. Notre nourriture de vie est notre société. Nous sommes inaccessibles aux trucs-idées et aux machins-pensées. Et quand la lutte recommence nous avons l'absence de scrupule du virus, l'absence de morale du virus; le mal est inhumain, pour vaincre le mal qui veut nous tuer nous devons sortir de nous-mêmes et devenir épées; lutter c'est sortir de l'humanité. Le combat entre le démon et les anges flamboyants de la cité de Dieu ne se commente pas en termes de tolérance, de générosité, de grandeur d'âme; il est hors des capacités de la raison, au-delà de la raison.

Notre Général est-il encore celui des trois bombes ou le fils du Général ? Pourvu qu'il soit le même, ce détail est sans importance. Ici le semblable est le même. Le temps ne règne pas sur nous, il ne nous écrase pas, il ne réussit pas à nous forcer à lui obéir : nous appelons progrès ce que nous voulons, ses mots d'ordre nous font lever les épaules. Le temps est mortel, il est sans importance dans notre combat. Notre société n'est pas mortelle. Nous ne mourrons pas. Nous sommes les gardiens. Toujours prêts quand le mal resurgit. Tout est permis à l'homme qui doit se défendre. Tout est permis à l'homme qui est en danger.

 

 

Fin